Sans filet

#09 Philippe, marin
J’ai moins la main verte que le pied marin : née dans un port en bord de Manche, je n’ai pas de problème pour me jeter à l’eau. Depuis quelques années, une maisonnette familiale me convie régulièrement en Vendée, aux Sables d’Olonne. Dans le quartier de La Chaume, plus précisément, juste en face. Un coin pittoresque et dont les rues étroites portent des noms délicieux : rue du Regard, rue de l’Amour, rues du Soupir et du Hasard… J’ai emprunté ‘le passeur’, sorte de ferry qui fait la traversée, une petite dizaine de fois, préférant rester dans le pittoresque quartier chaumois et non loin de sa plage, La Paracou, à quelques encâblées. Les Sables, plus touristiques, très peu pour moi. Lorsque j’y vais, c’est à vélo, par le Port Olona. Parfois, quand j’ai la flemme ou que le temps menace, je prends le bateau. Il était donc tout naturel de passer le pilote à la question, à deux jours de noël.

Avant, les passeurs utilisaient des avirons pour transporter les retraités.
Une fois n’est pas coutume, ce gros poisson se pêche à même le pont. Toute la journée, Philippe passe de la Chaume aux Sables, des Sables à la Cabaude, de la Cabaude à la Chaume selon les besoins et les passagers : environ une minute et un euro le voyage. Plutôt courte, la balade. D’incessants et courts allers-retours dont la monotonie  « [l’]énervent » et qui n’ont pas grand-chose à voir avec le grand large.
Un couple anglophone lui demande : « un passage, s’il vous plaît ». Philippe leur répond dans leur langue avec un fort accent français. Est-il bilingue ? « J’essaie ! »  Ce qui lui permet aussi de comprendre les échanges  radio entre les cargos étrangers débarquant dans le port et la capitainerie. Il rassure ensuite une vieille dame, qui lui demande si le bateau circulera le 25 décembre : « bien obligé, madame, on bosse tous les jours ». On sent qu’il a hâte que la journée (maussade et presque sans clients) se termine. De toute façon, il ne fait ça que pour dépanner son frère pendant la saison d’hiver.
Le passeur ou bac, société privée gérée par le public, circule été (de 6h à 2h du matin) comme hiver. Presque par tous les temps : « on ferme en cas de gros vent, supérieur à 90 km/heure ».  On est cinq, mais l’un est à la retraite, un autre en arrêt de travail ». En tout, il y a trois bateaux pour trois types de trajets : Les Sables/ La Chaume (La Sablaise), Port Olona/La Chaume (La Chaumoise), Saint Nicolas/ La Chaume (Le St Nicolas), pour une capacité maximale de 50 personnes.

Le Passeur se prépare à accoster à l'embarcadère de La Chaume

Il faut imaginer l’intervieweuse et l’interviewé debout pendant une heure et demie et quasiment 45 allers-retours, le bruit des moteurs couvrant les voix, constamment interrompus par les manœuvres du capitaine, positionnement le long des embarcadères, ouverture des portes, poinçonnage des tickets, encaissement, fermeture des portes et attention départ(s).
Le pur confort.
Toutes les cinq minutes, Philippe regrette la durée de l’entretien, souhaite que je revienne cet été. A chacune de mes questions, il soupire, vaincu d’avance, et exige carrément le séjour linguistique : « pour que tu comprennes ce qu’est le ‘bourrelet’, il faudrait passer deux ou trois jours avec moi, sur mon bateau en haute mer ». Cent fois, il aurait pu nous foutre à l’eau, moi et ma naïveté primesautière. Il ne l’a pas fait.
Je le croyais pilote employé par la mairie (auquel cas je n’aurais peut-être pas eu grand-chose à me mettre sous la dent) : Philippe est marin de commerce et cette société de bateaux ‘passeurs’ est une œuvre familiale : son père l’a fondée à la destruction du pont, en 1978, lors de la création du port de plaisance, et son frère a repris le relais. Objectif : relier les Sables d’Olonne au vieux quartier de la Chaume, de l’autre côté du chenal. Mais aussi à la Cabaude, le port de commerce.
« Avant, c’était un port de pêche. » On devine dans sa voix la nostalgie d’une époque dorée. En plus du pont, il y avait déjà des passeurs (on ne sait d’ailleurs pas bien si le substantif désigne le bateau ou le pilote, un peu comme le taxi) qui utilisaient des avirons pour transporter les retraités. « C’est pour ça qu’il y a des éperons. C’est là qu’ils accostaient ». Les éperons, ce sont les escaliers qui se terminent dans l’eau, comme s’ils donnaient accès à un monde englouti. Le monde qu’a connu Philippe.

Éperons

En été, les langoustines. En hiver, les poissons de fond.
Remontons encore plus dans le temps, aux XVI et XVIIe siècles. Philippe nous apprend que les Sables étaient le 1er port de France pour la pêche à la morue (en revanche, pas un mot sur les thons). A la Cabaude, on construisait des bateaux en bois.
Quant à lui, la cinquantaine bien tassée, il a fait un peu « tous les métiers ». Il vient d’une lignée de pêcheurs et, à la manière des familles d’artistes, son père a tout fait pour le dissuader de suivre son sillage : mais telle la mouette envers un chalutier, Philippe n’a pas pu résister. Passer son enfance sur les bateaux, ça ancre son homme, et l’on sait bien que les chiens ne font pas des (poissons) chats.
Je lui offre l’occasion de m’embarquer dans son histoire. Il me coupe : « je croyais qu’on parlait du passeur ? » Si ça lui plaît de se limiter au ferry, pas de souci. Mais on pourrait naviguer bien plus loin, à lui de voir. Il mord à l’hameçon.
Son père l’envoie à l’école au cas où le métier de marin ne lui siérait pas. Après le bac et l’armée, il rejoint son parrain (qui est aussi son cousin germain) aux Sables d’Olonne, d’où il est originaire, pour aller pêcher. En été, il traque la langoustine. Entre septembre et avril, en avant toute sur le merlan, la sole ou la seiche, avec un chalutier ‘de fond’.
Il fait ensuite l’école de la marine marchande et passe les brevets de lieutenant et de motoriste (mécanicien de navire). En 1992, il a créé une société de passeurs dans les Landes, entre Capbreton et Hossegor, et puis il est revenu.
Il a acheté son propre bateau ‘La Messaline’ (« Il s’appelait déjà comme ça quand je l’ai acheté. Dans la mythologie, c’est une prostituée »). Effectivement, petit coup d’œil sur Internet : « Valeria Messalina (25-48) fut la troisième épouse de l’empereur romain Claude et donna naissance à Britannicus. Sa conduite scandaleuse et son dévergondage sans bornes finirent par provoquer sa perte. » La jeune fille est aujourd’hui plutôt rangée puisque six mois par an, elle accueille des touristes que Philippe emmène pêcher en mer.

La Messaline

Aujourd’hui, Philippe a atteint le grade de capitaine 200 UMS, soit « patron de petite navigation » (ça va jusqu’à 3000 UMS). L’UMS a remplacé les tonneaux et fait référence au volume que le bateau peut transporter, et donc à son gabarit. « Avant, on transportait de vrais tonneaux et on référençait les bateaux selon leur nombre et le volume occupé ». De quoi  enfin décrypter la chanson « Santiano » d’Hugues Aufray :
« C’est un fameux trois-mâts fin comme un oiseau.
Hisse et ho, Santiano !
Dix huit nœuds, quatre cent tonneaux :
Je suis fier d’y être matelot. »
Le grade de Philippe lui permet donc de naviguer sur des bateaux moyens, mais d’aller assez loin. Il conjugue ainsi quatre activités:
Marin pêcheur, passeur, accompagnateur de touristes à la pêche au gros  et…convoyeur, jusqu’en Afrique : « parfois, je livre clé en main des navires construits sur les chantiers Océa, situés à la Cabaude: on part pour le Sénégal, le Bénin, la Guadeloupe, la Martinique ou encore la Côte d’Ivoire. On y va en une dizaine de jours et on y reste cinq semaines, le temps de former l’équipage sur place ».
Marins versus plaisanciers.
Et la navigation de plaisance, ça l’intéresse ? Son visage se referme comme des écoutilles. Question provoc’. Réponse claire, qui ressemble à un argument primaire : « les marins n’aiment pas les plaisanciers. Ils ne nous aiment pas, alors on ne va pas les aimer ». Il nuance : « nous, on en vit. On connaît la mer depuis qu’on est gamins. Certains nous prennent pour des cons. Ils ont un bateau, alors ça y est… »
Les plaisanciers n’affrontent que le calme, aux marins la tempête : « Je suis déjà passé dans ‘Thalassa’ pour l’émission ‘Les disparus des Sables d’Olonne’, qui est revenue sur la tragédie du Cistude, un bateau qui a coulé au large de l’île de Sein en 2002. J’ai perdu quatre copains ».
‘Thalassa’, et bientôt le cinéma.Philippe joue une scène dans le prochain film de Cédric Kahn « Une vie meilleure », qui sort le 4 janvier prochain, avec Guillaume Canet. Une vitrine dont son métier a de plus en plus besoin :« beaucoup de marins veulent arrêter, il y a trop de contraintes avec l’Europe…tout est contrôlé. Faut une licence pour tout ».
J’aborde la question de la surpêche, du thon rouge par exemple. Il rétorque du tac au tac : « les chiffres, on leur fait dire ce qu’on veut. De toute façon il n’y a plus de bateaux. » Le nombre de chalutiers est en effet passé sous la barre des 100 aux Sables d’Olonne, contre 500 dans les années 60. Philippe poursuit : « c’est vrai qu’il y a de grands groupes comme Intermarché ou Saupiquet, qui vident les océans. » Et de m’expliquer que le surimi est fabriqué à partir de merlan bleu réduit en farine et pêché en mer écossaise, où il est voie de disparition. « Il faut pêcher en bonne intelligence, en respectant la chaîne alimentaire. Les pêcheurs artisanaux savent le faire. C’est comme une réserve de chasse : les propriétaires en prennent soin de façon à ce que le gibier se perpétue ».
Pour terminer, j’ai une question en apparence anecdotique mais plutôt intime, dont la réponse peut en dire long sur sa personnalité : quel nom donnerait-il à un futur bateau ? « J’en sais absolument rien. »  Je le provoque exprès : le nom de sa femme ?  De ses enfants ? Et je savoure la réponse brute de pomme d’un marin qui n’est pas du genre à noyer le poisson :
« J’aime pas donner des prénoms aux bateaux, ça fait con ».

Philippe

Les questions bonus
Son métier en un mot :
« Freedom ».
Petit, il voulait être :
« Maître d’hôtel à bord du France. »
Un autre métier ?
« Hôtelier. »
Son moyen de locomotion préféré :
« Mes jambes. »
Son poisson favori:
« Le turbot sauvage au court-bouillon avec une sauce hollandaise et des patates. Mais aussi la daurade royale et le Saint-Pierre. »
Le jargon :
Motoriste, lock, cabestan, tonneaux, courroie, flexible, chalut, rondelles (ou ‘bourrelets’, qui servent à râcler le fond pour pêcher la sole).
L’anecdote:
« J’étais à bord d’un chalutier au large de l’Irlande. Il faisait très mauvais, il fallait virer bout au vent. Il y avait des creux de sept, huit mètres. Le moteur a calé, je suis descendu à la salle des machines pour le relancer. On a pris une grosse vague. Quand je suis remonté, l’eau entrait par l’arrière du bateau, ils ont dû couper les câbles pour qu’on reste stables. On a vraiment eu très très peur. »
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2 commentaires pour Sans filet

  1. ma dit :

    mille milliards de mille sabords ! cette interview n’est pas pour les marins d’eau douce ! 😀

  2. Cécile dit :

    Une petite interview rondement menée ! Est-ce l’océan qui m’attire autant ? 🙂
    J’ai moi aussi toujours été fascinée par ces escaliers qui s’enfoncent dans la mer et je suis pour ta version du « monde englouti » ! 🙂

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