Sur la mauvaise pente

#13 L., chauffeur d’Orlybus

Y’en a, des toiles d’araignées, ici. 2012, le dernier? J’ai failli en oublier mon mot de passe.
En tout cas, dans son malheur, L. n’a vraiment pas de bol, il est mon numéro 13.
Je rentrais difficilement d’un congrès, bringuebalée entre grèves aériennes et cette pluie éternelle qui confisquait depuis deux mois le printemps à Paris. Il aurait pu écrabouiller mes dernières parcelles d’énergie. Il m’a donné envie de dire, de décrire, de dénoncer. L’emploi pas sympa, celui qui use, élime, celui qui t’aspire à toutes petites lampées, qui te déguste à coup de minuscules cuillerées. Le boulot propret, poli, qui ne laisse aucun cadavre derrière lui…qui ne laisse juste de L. qu’une enveloppe vide.

« Y’a un colis piégé à Denfert donc tu pourras pas te garer devant », grésille le micro à l’attention de L.
L soupire, ses gros bras affalés sur l’immense volant, le bus est si bondé que j’ai échoué à ses côtés. « Y’a aussi un colis piégé à Orly Sud », reprend l’interlocuteur. Les gros bras re soupirent.

Le chauffeur au bout des bras a le regard qui va dans le mur, quelqu’un pour prendre le relais? Ecrasée contre sa cabine, je suis la mieux placée: « Combien d’allers-retours par jour ? » A côté, une quinqua coincée entre deux valises et la barre d’appui saisit la perche: « Et c’est toujours comme ça? ». Le regard de L. soupire, ses soupirs sont plus monocordes que la moyenne parisienne. « Là, encore, ça va, des fois, j’en laisse 200 sur le trottoir ».

Parce que ça fait 8 mois. L’alliance infernale entre une augmentation de capacité de 4% de voyageurs à Orly et le dézonage du passe Navigo. Le Stif, censé coordonner le trafic, coordonne surtout l’immobilisme. « Derrière les discours policés, y’a que les économies qui comptent », lâche L.

La première impression des touristes en arrivant à Paris ? « Là haut, ils s’en foutent royal ». L. enfile sans crier gare la panoplie du syndicaliste, mais quelque chose dans le masque ne lui va pas au teint. Il a beau fulminer, le volcan reste éteint.

En première ligne, L. aussi s’en fout royal. Une mer d’huile. Il n’attaque pas. Il ne se défend plus. Entre baïonnette et bouclier, il a refusé de trancher et se fout en boule pour laisser couler. Il laisse passer les insultes quotidiennes des passagers frustrés, les injonctions paradoxales de ses chefs, qui lui demandent de vérifier les validations de tickets quand même l’air se fraie difficilement un passage entre les gens. Quand les fraudeurs refusent de coopérer et que le temps passé à négocier grignote encore un peu plus l’air entre les gens…

L. n’a plus beaucoup de rêves. Il n’attend qu’une dépression salvatrice. Elle est son seul projet, la seule idée qui l’anime. Positionné en haut de la pente, il attend la descente, l’échafaud serein.

En attendant, insultez-le, « plus y’en aura, plus vite je pourrai me faire arrêter », lâche-t-il sans un coin de sourire. Il n’a même pas baissé les bras, il fait juste le dos rond. Il cultive sa léthargie en attendant que ses symptômes soient assez mûrs pour la cueillette.

La résignation calme, la désertion tranquille, il se dit juste « lessivé ». Là, derrière son hublot, il attend gentiment que s’arrête la machine à laver.

L. planifie son désespoir comme un autre ses RTT. On n’entre pas n’importe quand en désespoir. L. attend d’avoir achevé sa semaine de formation « qui ne va servir à rien » et d’avoir effectué encore quelques dizaines d’allers-retours entre Paris et Orly.

Il ira voir le médecin juste avant de craquer complètement, parce que « quand on commence à fermer les yeux sur la route, c’est pas terrible », dit-il en jetant un cil sur sa fournée d’humains. Il tient un discours de fin de parcours, de néon clignotant.

« Et ça vous arrive souvent, de fermer les yeux sur la route ? »

 

 

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Garde des corps

#12 Alexandre, agent de chambre mortuaire / assistant légiste
A 8 ans, Alexandre* n’était pas du genre à s’endormir paisiblement. De son village de banlieue, il se rappelle les longues nuits d’hiver…et les terreurs nocturnes.  La nuit, la mort venait le visiter. Les conversations des anciens n’y étaient sans doute pas étrangères : plutôt que de taquiner les billes avec ses petits camarades, Alexandre écoutait les septuagénaires évoquer la guerre, fasciné qu’il était par l’histoire militaire.
 Les défunts sont livrés avec le chagrin des vivants et l’impatience des employés des pompes funèbres.
25 ans plus tard, oubliez la gravité et la tête d’enterrement. Sa casquette « Slayer » et ses écouteurs où résonne du…death metal, sont moins les signes d’un esprit torturé qu’un caractère affirmé. La mort, il l’a apprivoisée, en a fait son métier. Et la Faucheuse marche au pas. Il s’amuse du cliché : « dans mon équipe, je suis le seul fasciné par la mort, les autres sont un peu arrivés là par hasard. »
Ni austère, ni faussement compatissant, il évoque son métier les yeux brillants. Les mots sont colorés, l’enthousiasme est communicatif, le ton, bien vivant. Il parlera deux heures et demie à cœur ouvert, et j’aurai la sensation d’avoir à peine effleuré son activité.
Depuis un an, Alexandre exerce deux métiers. Il est d’abord agent de chambre mortuaire. Sa mission principale est de récupérer les patients décédés à l’hôpital (le plus souvent) et de préparer leurs corps afin de les rendre présentables pour les familles. Ces défunts-là se passent d’autopsie. « Le/la défunt(e) est transféré à la morgue dans les dix heures. On le transfère en ambulance de bâtiment à bâtiment, mais comme le corps reste souple environ quatre heures, on peut passer par les couloirs. » Avec un sourire malicieux, Alexandre explique que les morts circulent incognitos parmi les vivants, peinards sur leurs brancards. « On fait croire qu’il dorment ou on les laisse intubés pour dissimuler une partie du visage ».
Ce que cet hyperactif aime dans son boulot, c’est l’absence de…temps morts. Les « patients » ont beau être paisibles, le service n’en est pas moins agité. Les défunts sont souvent livrés avec le chagrin des vivants et l’impatience des employés des pompes funèbres. « On a une sonnette pour chaque interlocuteur : les services hospitaliers qui nous envoient les corps, les pompes funèbres et les visiteurs. Parfois, les trois sonnent en même temps, il faut être partout et anticiper. »
Le centre hospitalier universitaire auquel ils sont rattachés gérant plus de mille décès par an, Alexandre et son équipe reçoivent régulièrement plus de dix morts par jour. Un chiffre astronomique lorsque l’on tient compte des sous-effectifs : « lors des gardes, tu peux avoir dix corps à préparer tout seul. Et il faut pouvoir déplacer un défunt de 110 kilos pour le changer de brancard ! » Il a remarqué que certaines périodes, comme la pleine lune, étaient plus favorables que d’autres à la Camarde. Son équipe, sollicitée physiquement et psychologiquement, inclut des femmes. « Et elles carburent » précise Alexandre.
Le manque de personnel en amont, dans les services hospitaliers, a aussi des conséquences pour son équipe. « Parfois, on doit faire une partie du boulot des infirmières ou aides-soignantes, qui n’ont pas le temps ou n’ont pas été formées à ça. On retrouve les morts les yeux ou la bouche ouverts. Le drap sur lequel ils reposent est tout froissé, parce que l’infirmière n’a pas réussi seule à le faire glisser correctement du lit au brancard… » Et présenter tonton Gérard à sa famille en diagonale sur un drap qui pendouille ferait désordre.

« On n’est pas tous égaux face à la mort. »
Son inclination pour effectuer les manipulations physiques amènent ses collègues à l’appeler « pour les trucs les plus trashs ». Et, doit-on le rappeler, la mort n’est pas classe. « La règle, c’est qu’ils ressortent d’ici plus propres qu’ils sont entrés. Je récupère certains défunts sans couches, d’autres vomissent encore dans leur dernier sommeil. » Sans parler des risques sanitaires: Alexandre risque de se faire contaminer par le sida ou l’hépatite en se piquant. Quant à l’odeur, elle fait partie intégrante de ses journées. « Tu sens toujours la m…mais tu apprends à la maîtriser. »
Si Alexandre fait de son mieux, il ne s’appelle pas Dieu. « Certaines familles pensent qu’on va pouvoir quasi ressusciter leurs proches, mais certains se dégradent très rapidement. On n’est pas tous égaux face à la mort. » La morgue n’est pas la cour des miracles. Il arrive q’un(e) défunt(e) ne puisse pas être présenté(e) : « les noyé(e)s, les brûlé(e)s, certain(e)s défenestré(e)s, dont on ne présente qu’une partie de la face ».
Le/la défunt(e) est ensuite enregistré(e) sur un ordinateur grâce à son bracelet d’identification. Un bracelet ? Quid du mythe de l’étiquette accrochée au gros orteil ? « C’est aux Etats-Unis. Leurs chambres froides se composent de tiroirs individuels qui coulissent et les pieds apparaissent en premier. Nous, on a deux chambres réfrigérées, une en médico-légal et une en hospitalier. Les brancards sont alignés à l’intérieur. » C’est là que les défunts « attendent » leurs familles dans une pièce spécifique : le salon de présentation, après que leurs bijoux ont été recensés et portés sur un registre.
C’est ensuite au tour des pompes funèbres de venir faire la mise en bière, sous le contrôle des agents de chambre mortuaire. Un fonctionnaire de police scelle le cercueil en apposant deux cachets de cire. Personne n’a intérêt à faire tomber son alliance à l’intérieur. Une profanation de tombe ou de cercueil, c’est 100 000 euros. Un médecin signe ensuite la sortie du corps, puis les pompes funèbres ont 48h pour transférer le corps pour une inhumation ou une crémation. En cas de maladie infectieuse, il faut sceller le cercueil très rapidement. Une situation que Alexandre déplore : « il arrive que les services oublient de dire aux proches que le lit d’hôpital est le dernier endroit où ils pourront voir le corps ». Pour la famille qui ne s’est pas déplacée à temps, il est trop tard pour un dernier adieu.

Scène de la série « Six feet under »

« L’autopsie te met face à deux intimités : la nudité et l’intérieur du corps »
Sa seconde casquette est celle d’assistant légiste lors des autopsies, véritables protocoles dont le but est d’empêcher les cadavres d’emporter le secret de leur mort jusque dans la tombe. Dans son CHU,  plus de cent y sont pratiquées chaque année. Si l’on imagine un univers aseptisé, Alexandre remet les pendules à l’heure : « les gens fantasment beaucoup, ils ont les clichés des ‘Experts’ en tête, mais en réalité, c’est ‘bienvenue dans Gore land’. L’aspect psychologique, tu oublies. » Il se souvient de son premier tête-à-tête avec un corps « prêt à disséquer » : « malgré mes trois ans d’expérience en pompes funèbres, les exhumations, les relèves de défunt(e)s sur la voie publique ou sur les scènes de crime…j’étais fébrile. Tu vois un être humain en découper un autre…tu te dis ‘ah ouais’. Pendant cinq à six heures, tu te retrouves face à deux intimités : la nudité et l’intérieur d’un corps. »
Le médecin légiste, seul ou assisté d’un interne, est aussi un expert dont le témoignage enverra peut-être quelqu’un en prison. « Mon travail, c’est de préparer la salle, le corps (sous une bâche scellée) et jusqu’à trente instruments. » Alexandre évoque une organisation « militaire ». « Le médecin légiste réalise d’abord un examen externe pour déceler d’éventuelles traces de piqûres, de coups. Pendant ce temps, une secrétaire médico-légale et un policier retranscrivent ses observations, pendant qu’un autre prend des photos.

Une table d’autopsie

Puis les organes sont retirés, pesés, découpés. Les prélèvements serviront à vérifier toxicologie, virologie et macrobiologie. Les échantillons, placés dans des pots scellés par la police, seront envoyés en anatomo-pathologie. « Lorsqu’on est limité en temps, j’interviens davantage. Je tiens le cerveau ou l’intestin, qui fait neuf mètres de long, pendant que l’interne le découpe, ou je prélève l’humeur vitreuse de l’oeil avec une seringue ». Cette partie du travail purement technique ne lui pose aucune question. « Le/la défunt(e) n’est plus une personne, c’est un sujet d’étude, tu n’es plus dans la souffrance. Il s’agit de trouver la vérité sur ce qui lui est arrivé. »
Si ce traitement est réservé aux victimes de crimes, aux morts suspectes, ou sert à identifier les corps de personnes disparues, il concerne de plus en plus les personnes âgées isolées, que l’on retrouve parfois après plusieurs mois sans que personne ne s’en soit inquiété. L’autopsie est aussi un acte chirurgical « violent et barbare » dont Alexandre est chargé de réparer les dégâts. Reconstituer le puzzle tel quel serait un casse-tête : « les organes ont été découpés en tranches, donc on les redépose simplement dans le corps dans un sac plastique pour l’étanchéité. Tu ne sais jamais comment va réagir la famille. Ils peuvent vouloir le toucher…si les sutures pètent, il n’y aura donc pas d’écoulement ni de saignements. » Et de citer certaines familles très pratiquantes, qui passent leurs défunt(e)s au peigne fin : « ils sont très croyants et  vérifient que tout est bien recousu. »
Après l’autopsie, il faut compter deux heures de ménage dans la salle, plus le récurage des instruments. « On les met dans une procédure chimique à base de soude, et ils partent à la stérilisation. Enfin, ils sont mis sous scellés avant de rejoindre l’une des trois caisses d’autopsie, qui sera ‘cassée’ par le médecin légiste la fois suivante. »
« Question décès, l’administration française est abominable »
Pour supporter ce qui s’apparente souvent à des visions d’horreur, Alexandre et son équipe manient la blague aussi sûrement que la pince à dissection. L’humour, noir comme un deuil sans fin, permet à toute son équipe de relâcher la pression. « On pète un plomb, on chante : ‘Stand by me’ en recousant un mort. On se charrie beaucoup, aussi. » Croquer la mort pour éviter qu’elle ne les broie.
Mais pas question de prendre son métier à la légère. S’il est un mot que Alexandre répètera à l’envi pendant l’interview, c’est « carré ». Carré dans les gestes techniques, qui lui permettent de rendre leur dignité aux défunts. Carré dans son rapport aux familles, aussi, d’autant que les employés de pompes funèbres sont avant tout des commerciaux. « Certains leur mettent la pression. » Sans parler de l’administration française, qui s’accommode mal des états d’âme. « Quand le/la défunt(e) n’a rien prévu, tout est terriblement compliqué, les familles sont perdues. » Ajoutez à cela les questions d’argent…Alexandre milite pour les contrats obsèques : « ça facilite vraiment les choses niveau paperasse et financement. » Dans le cas où rien n’a été prévu, il prend le temps d’expliquer les choses comme s’il s’adressait à des enfants. Certains ont vraiment « tiré la boule noire ». Il évoque un homme qui a perdu sa mère : « deux semaines après, il est revenu pour son père. Le pire, c’est que tu ne les reconnais pas forcément, tu en vois tellement passer… »
L’oubli, la confusion, Alexandre les redoutait beaucoup à ses débuts. « Quand dix familles défilent dans une journée, hors de question de confondre lequel a apporté des vêtements, lequel a fait appel à telle pompes funèbres. Certains noms se ressemblent, alors j’ai un carnet, je note tout. »
Alexandre jauge beaucoup et sent lorsque les endeuillés ont besoin de se confier: « la souffrance est brutale pour ceux et celles qui se retrouvent veufs ou veuves à 30-40 ans, ou ceux qui perdent leur enfant. Tu les fais parler, pleurer, tu les écoutes et tu essaies de proposer des choses simples. Par exemple, si le/la défunt(e) aimait le foot, tu proposes de l’inhumer vêtu du maillot de son équipe préférée. Tu gardes sa personnalité vivante. Je me souviens d’un fan de catch enterré avec toute la panoplie : un T shirt, une casquette, un drapeau ! Les gens ne sont pas tous en costard dans leur cercueil. » Mais on ne meuble pas sa dernière demeure avec n’importe quoi. « On n’a pas le droit de placer des objets en métal ou à pile. Un pacemaker peut faire exploser un four de crémation. »
Alexandre apprécie que son travail soit organisé de façon à ce qu’il tourne sur les différents postes : la préparation des défunts, l’accueil, le médico-légal, ou le nettoyage des salles. « Si je ne pratiquais que des autopsies, j’aurais l’impression d’être un boucher. A l’inverse, accueillir les familles me ramène dans le vivant, me donne du recul sur mon travail, mais si je ne faisais que ça, je finirais par me faire interner ! » Le rapport aux familles est encore ce qu’il redoute le plus, se jugeant en première ligne.« Tu ne sais jamais ce qui va se passer, on peut t’agresser physiquement. J’ai déjà dû séparer des membres d’une famille qui se battaient pour un héritage. »
 « La morgue reflète tous les maux de la société »
Quand Alexandre rentre chez lui, l’impression de décalage est frappante, du macabre à l’ordinaire. « Tu t’occupes d’un bébé qui a été énucléé pour les besoins d’une analyse, puis dans le bus, tu croises des gens. S’ils savaient qu’une demie heure avant tu colmatais les orbites d’un nourrisson avec du coton… »
Notre assistant légiste en jette encore quelques pelletées : « c’est un job difficile que tu n’exerces pas pour la gloire. Tu es corvéable à merci pour 1300 euros nets par mois. Lors de certaines gardes, tu peux passer quatre jours seul, et tu n’as pas le droit à l’erreur. On a des familles confrontées à la mort. » Malgré tout, ce travail n’a pas raison de ce passionné : « le corps est une machine complexe tellement bien huilée ! Je n’aurai jamais le niveau pour devenir médecin légiste, mais ça me va. Les légistes ne voient pas les familles. Ils arrivent, ouvrent le corps, repartent. On les chambre en leur disant qu’ils iront en enfer ! »

Pour se défouler, il chante et joue dans un groupe, dans un savant mélange de death et de black metal. « Mon travail me donne la matière pour nourrir mes chansons. En échange, ma musique canalise la haine et la tristesse que je reçois. »Dans ses textes, il rend hommage à « ses » défunts. C’est que lui-même revient de loin.
A l’adolescence, il a échangé les terreurs nocturnes pour les obsessions morbides. « Au lycée, je traînais avec les jeunes à problème. Deux potes se sont suicidés. Je trouvais des lapins morts que je ramenais sous mon lit. C’était hyper macabre, déplacé. » Sans le bac, il cumule les petits boulots, et fait les quatre cent coups, entre sports extrêmes et bagarres de rue. « Je provoquais la mort pour éprouver la vie ». Il a 19 ans, les idées noires et les cheveux longs. Un agent ANPE l’oriente vers la thanatopraxie. Sans expérience, il travaille deux ans dans une société de pompes funèbres à Paris, et ses débuts, pendant la canicule de 2003, sont fracassants. Au concours de thanatopracteur, il termine dans les premiers, mais pour des raisons financières, il n’est pas retenu. Après cette déception, il s’engage dans l’Armée pendant cinq ans. « J’ai assisté à un enterrement en Côte d’Ivoire, ça m’a donné une autre façon d’appréhender la mort, dans la joie ». Lorsque son régiment est dissous, il vient de rencontrer son amie et met fin à son engagement militaire. Il retrouve un travail dans une société de pompes funèbres pendant un an, ce qui lui permet de devenir assistant légiste au CHU (pour travailler à la morgue, il faut avoir fait trois ans en funéraire).
Aujourd’hui, il entretient avec la mort un rapport plutôt apaisé, même si s’occuper des défunts ne va pas toujours de soi :  » 90% d’entre eux sont alcoolisés ou drogués lors de l’autopsie. La morgue reflète tous les maux de la société…il faut avoir foi en l’humain ». Et l’humain est capable des pires folies : « un jour, l’un de nous s’occupait d’une femme tuée à coups de marteau. Juste à côté, un autre préparait un homme défenestré. C’était lui qui avait tué sa femme avant de se suicider. Mais on n’est pas là pour juger. Tu dois suffisamment t’impliquer pour bien bosser mais avoir assez de recul. »
Pas évident lorsque Alexandre est renvoyé à la disparition de ses proches. « Certains défunts me font physiquement penser à mes amis ». Sa propre mort, il l’a déjà pensée, et l’évoque naturellement, comme d’autres imaginent leur tenue de marié : « je veux qu’elle soit violente et rapide. En extérieur. » En attendant, il se protège, tant que faire se peut.« je sais qu’un matin, ça me tombera dessus, je trouverai le corps d’un proche dans la chambre réfrigérée. Si ça arrivait, je ne voudrais pas m’en occuper. Je le confierai à un collègue que j’apprécie, et je reviendrai me recueillir aux heures d’ouverture ».
Lorsqu’il travaillait aux pompes funèbres, ses défunts revenaient le hanter la nuit. « Maintenant, j’arrive au boulot avec la patate, je suis épanoui. Je ne fais plus de cauchemars ». Ses vieux démons reposent en paix.
Les questions bonus
Son métier en un mot :
“Empathie”
Petit, il voulait être :
“Astronaute”
Un autre métier ?
« Comédien”
Le jargon :
« Techniquer » les défunts (les préparer)
« Casser » la boîte d’autopsie (la desceller)
Les frigos (chambres réfrigérées)
Faire la vaisselle (nettoyer les instruments d’autopsie)
« Restauration tégumentaire » (restaurer le corps après une autopsie)
Les anecdotes :
« Un cas d’école : on a autopsié un homme qui fumait, buvait, se droguait et ne mangeait plus. Impossible de déterminer ce qui l’a tué en premier.
On a eu aussi un bébé d’un an qui avait une crête en guise de cheveux, ses parents étaient des punks.
Enfin, il arrive souvent que les gens vivent le deuil de manière individuelle, persuadés d’être les seuls touchés par un décès. Ils arrivent sans donner de nom et disent : « je viens voir mon père ». Mais moi, j’en ai dix dans la chambre froide ! »
Ses conseils :
« Si vous voulez faire ce job, il faut avoir une grande rigueur, mais surtout il faut assumer. Si vous arrivez avec la peur au ventre, c’est la preuve cela ne vous convient pas. Et il faut absolument avoir un exutoire, un défouloir pour tenir, sinon, vous vous foutez en l’air ! »
* Prénom modifié, il a souhaité garder l’anonymat afin de préserver l’intimité des gens et le secret de l’instruction dans le cas des autopsies.
P.S : Alexandre m’a indiqué ce documentaire d’Eric Wastiaux sur la morgue de Richmond, en Virginie. Il complète bien ses « déclarations ».
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Notes de services

Les plus attentifs auront noté une petite interruption bloguesque de…hemhem…quelques mois.
J’aimerais la justifier par une explication picaresque, mais j’ai tout simplement : levé le pied, été débordée, manqué de café, choisissez ce qui vous convient le mieux.
Ce blog fait le portrait de professionnels. Mais il n’est pas un blog « boulot ». Les blogs boulot se concentrent sur un seul métier, tenu par celui ou celle qui l’exerce. Un peu comme si je vous racontais par le menu mon boulot de journaliste. Je me suis intéressée à ce sujet à la suite de la publication de plusieurs livres tirés de tels blogs.
Exceptionnellement, à la place d’un portrait, voici mon enquête (rédigée au printemps 2012) sur ce sujet. Merci encore à tous les interlocuteurs qui ont eu la gentillesse de répondre à mes interrogatoires questions.
Une fois l’uniforme ou la blouse remisés au vestiaire, certains professionnels continuent leur journée sur Internet. Ce sont les blogueurs ‘boulot’. Et leurs billets sont moins des doléances sur la machine à café que des réflexions sur le monde du travail.
«Pourquoi les trains ralentissent-ils si souvent ? Pour résumer, c’est à cause d’un grain de sable, et la ligne les accumule tous les jours…vous voyez Paris-Plage ?», ironise Cédric Gentil dans un de ses articles. Ce jeune conducteur de RER dynamique nous accueille dans sa cabine de conduite pour nous parler de son blog Mesdames et messieurs votre attention s’il vous plaît. Ouvert début janvier, celui-ci draine déjà son lot d’usagers. Le trafic y est aussi exponentiel que sur la ligne A à l’heure de pointe. Dans ses articles, consultés près de 1800 fois chaque jour, Cédric décortique les incidents techniques et met en équation perturbations et régulation. «Dans mon blog, je réponds à la question : ‘pourquoi c’est tout le temps le bordel sur le RER A ?». Déjà célèbre sur le réseau social Twitter, il a été repéré par la responsable de la plate-forme de blogs de Libération, qui est devenu son hébergeur et qui accroît encore sa visibilité.
Le site de Cédric Gentil entre dans la catégorie des blogs ‘boulot’, ces pages internet destinées à recueillir des témoignages personnels sur fond professionnel. Enseignant, caissière, pédiatre, chauffeur de taxi, chef de gare, agent immobilier…leur existence virtuelle les rend difficiles à recenser, mais ils sont nombreux à avoir investi la blogosphère ces dernières années. «Les plus intéressants et les mieux écrits se comptent sur les doigts de la main» explique Gaëlle Picut, journaliste blogueuse qui en liste une partie sur son site. Et dans les tiroirs de ceux qui se démarquent, on trouve autre chose que de banales histoires de bureau.
Pour sa part, notre conducteur se revendique pédagogue : «Les gens veulent comprendre comment ça fonctionne. Les explications sont souvent toutes bêtes, mais si on ne prend pas la peine de les donner, ils se fâchent. Quand on me dit : ‘j’ai vécu tel incident, et vos précisions ont désamorcé ma colère’, mon objectif est atteint.» Et notre démineur a du boulot. Sur le tronçon central du RER A, près de 175 millions de trajets ont été comptabilisés en 2010. De quoi présager du taux d’énervés. Malgré la médiatisation croissante de son blog et l’absence de pseudonyme, la hiérarchie de Cédric Gentil ne lui a encore fait aucun retour sur sa démarche.
Rien d’étonnant, selon la psychologue du travail et psychanalyste Valérie Tarrou : «Il y a une augmentation de l’isolement à l’intérieur de la plupart des activités. Ces blogs permettent de renouer un dialogue qui ne se fait plus au travail.» Est-ce un hasard si le premier billet du blog commence par cette phrase : «lorsqu’on me parle de mon travail, un des mots qui revient le plus est le mot ‘Solitude’» ? Ce genre d’aveu, c’est le supplément d’âme sans lequel son blog ne serait qu’un traité de vulgarisation technique pour les nuls.
«Ouf, je ne suis pas seul(e)»
«Les blogs ‘boulot’ ne sont pas assimilables à des blogs ‘personnels’, dans lesquels les auteurs racontent leur vie privée, mais on y retrouve des fonctions communes, comme celle de se dévoiler» commente Sébastien Rouquette 1, sociologue des médias et d’Internet.
Un train peut en cacher un autre : derrière l’envie d’informer ou de partager son quotidien se révèle le besoin de trouver un exutoire. Sans surprise, la plupart des blogs boulot concernent le secteur tertiaire et les métiers cultivant le relationnel : professeurs, magistrats… et surtout professionnels de santé. Le cardiologue Jean-Marie Vailloud a pisté depuis fin 2008 pas moins de 211 blogs marqués du sceau du stéthoscope, de l’infirmier à la sage-femme en passant par le néphrologue.
L’un des plus célèbres est celui de Jaddo, Juste après dresseuse d’ours. Cette généraliste de 31 ans a commencé sa thérapie ‘blog’ en 2007. «J’avais besoin de rendre compte des absurdités de l’hôpital, d’écrire les trucs que j’avais dans le ventre.» Des histoires ‘brutes et non romancées’, avertit l’auteure sur sa page d’accueil, avant de ruer dans les brancards : «direction les urgences, où vous allez attendre un petit peu avant de rencontrer un type au sourire franc, qui ressemble au Dr Carter et qui va se bétadiner les mains pendant 4 vraies minutes de vaporeuse mousse jaune avant de vous emmener dans une pièce lumineuse carrelée de blanc et de vous poser 8 jolis points de suture, bien propres, bien alignés, derrière un champ bleu stérile, en vous faisant même pas mal ou si peu. (…). Voilà pour la fiction. La réalité, c’est Bagdad. (…)»

« Juste après dresseuse d’ours », by Jaddo

Ces blogs inventent de nouvelles formes de solidarité dans des secteurs en manque de supervision. Via le système des liens, la plupart donnent un accès aux blogs de leurs ‘voisins’. Une vision collective résumée par le Dr Jean-Marie Vailloud : « chaque blog raconte le métier de façon un peu différente, compose une vue d’ensemble par petites touches, comme un tableau de Seurat ».
Une mine pour leurs pairs. « Elle dit ce qu’on a tous vécu, ce qu’on voudrait tous raconter, sauf qu’elle, elle sait le faire. Avec beaucoup d’humour, elle nous permet de nous dire : ‘ouf, je ne suis pas seule’» analyse A., médecin et aficionado de Jaddo, qui tient elle-même un blog sous le pseudo « Gélule ».
 Maître Mô, avocat lillois, ne dit pas autre chose : « C’est un métier usant. Il faut trouver du ressort quelque part. Mes récits figent mes batailles et ce dans quoi je me suis investi. » Livrées sur Internet, ses batailles personnelles atteignent une dimension publique, son blog ayant accueilli plus d’un million de visiteurs uniques en quatre ans. Le pénaliste poursuit sa plaidoirie : « je veux montrer qu’on n’est pas tous des vendus. La reconnaissance est rare dans un métier de ‘sale con’, de ‘menteur’. Comme quoi on fait tout pour défendre des salauds. »

« Au guet-apens », by Maître Mô

La reconnaissance, le mot est lâché. Voire la revendication : « je suis membre du Conseil de l’Ordre, et j’ai l’impression que mon blog est plus efficace pour protester que le fait de lutter dans les instances professionnelles conçues pour ça. » Passer des maux aux mots, une pratique courante dans ces professions, selon Valérie Tarrou, psychologue du travail : « adresser son travail à l’autre permet d’évoquer sa pratique et ses émotions. »
Un miroir de la société
Si leurs confrères sont nombreux à les suivre, l’auditoire de ces blogueurs est bien plus large. Selon les estimations de Jaddo, environ 60% de son lectorat serait bien en peine de distinguer les leucocytes des lymphocytes.
Isabelle est une inconditionnelle des blogs de médecins et conseillère principale d’éducation dans un collège : « ils écrivent plutôt bien, les bougres, sitôt qu’on sort des critères purs de la calligraphie pour aborder celle des mots. Et moi, je les aime, les mots, pour ce qu’ils révèlent de l’humain. » Sébastien Rouquette souligne : « le fait que ces blogueurs s’adressent à des gens qu’ils ne connaissent pas leur permet de parler du fond sans être parasité et de décontextualiser. » Jusqu’à atteindre l’universel.
Maître Mô ne s’en approche jamais tant que lorsqu’il évoque l’un de ses clients : « […] Noël, il ressemble à un monstre, un comme auraient pu en enfanter Frankenstein et Nosferatu, s’il leur était venu la mauvaise idée de copuler. […] mais en même temps, il fait à  l’évidence partie de ces hommes à  qui la noblesse de mon métier est de prêter, le temps de leur défense, tout ce que j’ai, moi, eu la chance de recevoir : pêle-mêle, les mots, les outils juridiques, les sentiments, l’éducation, les repères humains, le cœur (…) »
Sous le récit de chaque procès, de chaque incident ou consultation, se dessinent nos propres vies. On a tous été victimes d’une panne de RER, on a tous un parent atteint d’un cancer. Une identification renforcée par l’usage des commentaires par les lecteurs : pas moins de 662 pour un billet de Maître Mô fin 2009, qui donnait la parole à un pédophile. Une tribune qui leur permet de donner leur avis et se raconter eux-mêmes. Et lorsque les auteurs postent moins régulièrement, ils font salle (d’attente) comble. Leurs lecteurs réclament de nouveaux billets.
Il n’est pas surprenant que les éditeurs se penchent sur le phénomène. Guy Birenbaum, également chroniqueur et blogueur, diagnostique le cas Jaddo : «elle tend un miroir formidable sur la société. » Il a publié son livre Juste après dresseuse d’ours chez Fleuve noir en octobre dernier et plus de  16 000 exemplaires ont déjà été écoulés.
Bénédicte Desforges, ex policier, en est déjà à son second : Police, mon amour- Chroniques d’un flic ordinaire, (Anne Carrière Editions). Et qui n’a pas entendu résonner les roulettes des caddies de Tribulations d’une caissière, sorti sur grand écran en décembre dernier ? Le film rend hommage aux forçats des hypers, et au livre d’Anna Sam, lui-même tiré de son blog. Quant à Maître Mô, il a sorti son livre : Au guet-apens, aux éditions Table Ronde, en novembre 2011. De quoi satisfaire un autre de ses objectifs : «je veux montrer que les affaires, et donc les présumés coupables, sont plus complexes que ça. Sortir du cabinet pour aller vers le plus grand nombre. Ah, si je réussis ça dans une cour d’assises… !»

« Police mon amour », by Bénédicte Desforges

Encore faut-il avoir la même influence dans la vie réelle. Dans son blog, Jaddo raconte le déroulé d’un congrès de médecine et expose les conflits d’intérêt des laboratoires pharmaceutiques. Elle admet ne pas avoir pu être aussi incisive dans la réalité.
A défaut de révolutionner les prétoires ou les amphithéâtres, les blogs boulot sont un indicateur des conditions de travail dans un secteur donné. Les blogs de profs sont à ce titre éloquents, entre Prof à la dérive, enseignant en ZEP, et l’ultime billet d’Une vie de prof, qui redirige vers le forum «quitter l’enseignement» avant que l’auteur mette la clé sous le blog. Ces thermomètres du malaise au travail sont toutefois à prendre avec des pincettes. «Ces blogs reflètent davantage les angoisses que le positif, on ne parle jamais des trains qui arrivent à l’heure !» tempère Sébastien Rouquette. Et tout le monde ne s’exprime pas. Le sociologue poursuit : « ceux qui exercent des métiers manuels n’ont pas un rapport facile à l’écrit. Pourtant, ils éprouvent aussi des difficultés, mais n’ont pas de blogs pour le dire. » Si ces derniers ne se substituent pas aux psychologues et ne pallient pas une insuffisance d’effectifs ou de communication, il faut leur reconnaître des vertus apaisantes. « Ce n’est pas curatif, mais ça aide » commente Valérie Tarrou. Quand on voit le tableau (noir) dans l’Education nationale ou le malaise des professionnels de santé, on se dit que les blogs boulot ont encore de beaux clics devant eux.
1 Sébastien Rouquette, auteur de « L’analyse des sites Internet. Une radiographie du cyberesp@ce », Paris/Louvain, Ina/De Boeck.
Edit : je découvre seulement maintenant le sujet « Les médecins blogueurs » diffusé le 9 juin dernier sur France Culture dans l’émission « Place de la toile », ici. En prime, l’interview de Gélule !
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Pour l’amour du ciel

#11 Auguste, pilote de ligne
« Officier » pilote de ligne, plus exactement.
Ou encore « chauffeur d’avion », tel qu’écrit sur le vestige de post-it que j’ai retrouvé tout chiffonné au fond de mon sac avec ses coordonnées, un mois après notre rencontre par une amie commune.
Auguste, dont le prénom a été changé, est spécialiste ès Airbus, stratus et cumulonimbus.
Il travaille dans une grande-compagnie-aérienne-française que la confidentialité m’empêche de nommer, celle qui peinturlure la queue de ses coucous en bleu blanc rouge.
Déjà quatre ans qu’il copilote, aux manettes de ces gros jouets dont il a rêvé enfant : « mon père est pilote, j’ai toujours vu des cockpits, j’ai toujours voulu faire ça ». Et pas question de le mettre au régime sans ciel.

Cockpit d'un Airbus (© Auguste)

Que fait le copilote, à part regarder la migration des oies sauvages à travers le pare brise ?
Auguste a vite décollé : après le bac S et un an de prépa maths sup, il a fait partie des 44 étudiants admis à l’ENAC, à Toulouse (École Nationale de l’Aviation Civile) sur environ 1200.
L’enseignement comporte 8 mois de théorie (mécanique de vol, météorologie, réglementation aérienne, moteurs à piston/ à réaction…) et 14 certificats.
Ensuite, il s’est entraîné dans un centre du SEFA (Service d’Exploitation de la Formation Aéronautique)  sur des petits avions de 4 à 6 places, avec un instructeur.
Maintenant, le SEFA a fusionné avec l’ENAC. En tout, Auguste a bénéficié de 200 heures de vol et de 150 heures de simulateur.
Pas d’orage à l’horizon, mais un petit nuage : « à la sortie, tu as tout ce qu’il faut pour être pilote, mais tu n’es pas qualifié sur les gros avions ! » Les diplômés tous neufs ont alors deux solutions : soit ils financent une nouvelle formation afin d’être capable de piloter un Airbus sans crash intégré. Soit ils se font embaucher par une compagnie, et en particulier celle d’Auguste, se lient à elle sang et âme pendant sept ans (ce qu’il a fait), et se font, en échange, payer la qualification sur les gros avions.
Au bout de neuf mois, Auguste a brillamment passé le test sur l’A320, rayon moyen-courriers, et peut piloter n’importe quel coucou de l’A 318 à l’ A321 : « je fais tout le réseau France/Europe, ma limite est l’Ouest de la Russie, le Proche-Orient et le Maghreb. »
Je ne peux décemment croire qu’en neuf mois, un pilote soit apte à convoyer des passagers par voie aérienne. Tous les aviophobes (on dit aussi aérodromphobes) de la Terre risquent de ne plus jamais s’envoyer en l’air après lecture de cet article.
Auguste rassure : « tu as d’abord six mois de simulateur : trois mois sur les avions lourds, puis trois mois spécifiques à l’A320. On voit les procédures de pannes, et à la fin il y a un test. Si c’est ok, tu es qualifié sur l’A320. Mais ça ne suffit pas. Tu as ensuite trois mois de ce qui s’appelle ‘l’adaptation en ligne’: tu pilotes les moyen-courriers avec un instructeur ET le commandant de bord dans un véritable avion, à la place de copilote. » Une fois qualifiés, les pilotes continuent d’être formés : « pour aller sur les long-courriers, il faut passer une licence: l’ATPL pratique (au bout de 1500 heures d’expérience), puis la qualification sur l’avion en question. »
Et puis techniquement, Auguste ne vole qu’à 900 kilomètres heure, sans compter que l’altitude se limite le plus souvent à 39 000 pieds. Pas de quoi trembler.

Vu du ciel... (© Auguste)

Justement, tiens, qu’est-ce qu’il fait, le copilote, à part regarder la migration des oies sauvages à travers le pare brise ? (Ce n’est pas moi qui le dis mais les passagers, qui lui font souvent cette remarque : « mais en fait, vous ne faites rien, pendant le vol ? »)
Et bien si, le copilote, il copilote. Il fait exactement la même chose que le pilote, sauf que ce dernier est le capitaine du navire, et qu’il prend les décisions finales.
En juin 2009, une liaison Rio-Paris…
Pendant un vol, les tâches sont partagées, en alternance, entre pilote et copilote :
L’un gère le pilotage autour de trois axes (voler en toute sérénité sans piquer du nez) et la navigation (il suit une trajectoire. C’est, en gros, la route qui vous sépare de vos vacances à Honolulu, lorsque vous vous situez à Paris-Charles-de-Gaulle.)
L’autre suit l’état technique de l’appareil en cas de panne et gère les contacts radios (« Allô Houston on a un problème », c’est pour sa pomme, par exemple).
Les trois axes, kézaco ? Vous voulez connaître le quintal de technique que cache cette formule ? Allons-y :
Il s’agit des axes du tangage, du roulis et du lacet. Bon, j’explique, mais rien ne dit que vous vous sentirez mieux après :
Le tangage, c’est l’axe transversal de l’avion (qui passe par les ailes) : l’assiette définit l’angle que produit le nez de l’avion avec l’horizon.
Le roulis représente l’axe longitudinal (celui qui traverse le fuselage dans le sens de la longueur), et le lacet, c’est l’axe vertical de l’avion (il est perpendiculaire aux deux autres). Tout ça définit le pilotage. Auguste ressort son manuel et me donne l’exacte définition (il n’y tient pas mais moi je trouve ça classe de la recopier ici) :
« Le pilotage, c’est la gestion des paramètres primaires que sont, l’assiette, l’inclinaison, le cap, la vitesse et la poussée. Ensuite, les changements d’assiette se font autour de l’axe de tangage, ceux d’inclinaison, autour de l’axe de roulis ».
En gros, c’est ce qui permet à l’avion de rester en l’air et d’éviter l’utilisation des gilets de sauvetage et des toboggans jaunes.
Bah justement, en parlant de crash, tout ça, en 2009, une liaison entre Rio et Paris a gravement nui à la réputation des sondes Pitot et de sa compagnie. Auguste peut-il nous éclairer ?
« Ça a été le branle-bas de combat. Suite à une recommandation d’Airbus, on a fait une séance d’entraînement supplémentaire en plus de nos entraînements-contrôles tous les 6 mois (qui renouvellent nos qualifications). Sur cet accident, il s’avère qu’auparavant, il y avait déjà eu huit cas de sondes Pitot défectueuses, mais ma compagnie n’avait pas jugé nécessaire de les changer, étant donné que celles qui étaient censées les remplacer n’avaient pas été conçues pour répondre aux problèmes rencontrés. En tout cas, on avait été formés sur cette panne, mais de manière incomplète je pense (jamais à haute altitude, comme dans ce cas-ci). »

Une partie des restes du Rio/Paris

Mais alors, quel a été le problème ? Le problème, c’est qu’Airbus édite une documentation, des procédures à suivre, que la plupart des compagnies laissent en anglais. Celle d’Auguste les fait traduire en français. Et dans ce cas précis, la traduction aurait quelque peu laissé à désirer. Les pilotes du Rio/Paris ont suivi la procédure indiquée afin de redresser l’avion, une procédure qui était toute indiquée en cas de…relief. Or, on ne peut pas dire que l’océan Atlantique soit réputé pour ses neiges éternelles. En parallèle, l’alarme ‘stall’ qui sonne en cas de décrochage a mal fonctionné. Elle cessait de sonner lorsque l’équipage cabrait l’avion et aggravait le décrochage, et se remettait à hurler lorsque l’assiette de l’avion piquait et que les pilotes contraient le problème. “Elle est mal conçue” résume Auguste.
« A mes yeux, la responsabilité de cet accident est partagée à tous les niveaux par les pilotes, la formation et la maintenance de la compagnie, Airbus (pour les réponses apportées aux cas précurseurs et son alarme stall défaillante), l’autorité de tutelle (pour ce qui est de la définition de la réglementation et des standards de formation), et Thalès (le fabricant des sondes Pitot). Et pas seulement les pilotes qui sont les derniers ‘à avoir vu la victime vivante’ comme diraient des enquêteurs de police. De plus, l’enquête n’est pas terminée et on attend le rapport final qui va expliquer les causes de l’accident d’ici cet été. »
En tout cas, il assure que la gestion des incidents est prise très au sérieux par sa compagnie :
« On les appelle les ‘cas précurseurs’, autrement dit, les ‘quasi accidents’. Tous les vols sont enregistrés et analysés par des pilotes dans un service spécialisé. Je pourrais très bien postuler, mais je volerais moins. » Ces pilotes sont bizarrement appelés « pilotes experts en analyse des vols. » Ces analyses permettent de cibler les faiblesses sur tel ou tel point de sécurité des vols. « Il y a deux ans, on avait un taux d’atterrissage longs assez élevé. On a axé la formation là dessus et le taux est revenu à la normale en six mois.
« Ça n’arrive que cinq à six fois par an de voler avec la même personne. »
Après ces turbulences, revenons à des considérations plus légères. LA question qu’on doit lui poser tout le temps, j’imagine, concerne le nombre d’hôtesses qu’il a… son incroyable sens du décalage horaire et du planning tournant. Est-il devenu un jet lag à lui tout seul ? Sait-il toujours où il habite ?
« C’est vrai qu’on me le demande souvent. Des fois, je me réveille, je ne sais pas où je suis. Chez moi à Paris, au ski ? Ah nan, en escale. Mon timing est variable, je n’ai pas de semaine type. Par exemple, demain, je fais un aller-retour à Francfort puis je file à Casablanca. Je reste pour la nuit et l’avion repart à Paris avec l’équipage qui était arrivé la veille à Casablanca. Le lendemain matin, je repars à Paris, puis direction Copenhague.
Dans ma boîte, les étapes (vols) sont limitées à quatre par jour, donc deux allers-retours, contre cinq chez certains concurrents. J’ai un peu le temps de visiter, une demie journée en général. Mon salaire est normé à l’heure de vol. Je vole maximum 900 heures par an, sachant qu’avant et après le vol en lui-même, au sol, on travaille aussi. »
Peut-il en dire plus sur sa compagnie ?
« On est 4000 pilotes, dont 800 avec lesquels je suis amené à travailler. Ça n’arrive que cinq à six fois par an de voler avec la même personne. Du coup, tu ne te fais pas toujours des amis, mais tu ne revois pas les cons non plus ! Tous les mois, je peux quand même demander une ou deux ‘rotations’, c’est-à-dire, un vol précis, avec un équipage précis. »
Qu’implique le récent changement de PDG ?
« On s’attend à un deuxième plan social, en septembre sûrement. La structure de cette compagnie est un peu lourde car il y a beaucoup d’employés. Les compagnies low cost nous attaquent énormément, car elles comportent moins de personnel au sol (200 contre 1500 chez nous) et un bon service de réservation par internet. Nous, on finance en plus le service à bord. Avant, ça faisait la différence. Le low cost n’était qu’une niche qui attirait des voyageurs au budget serré, mais maintenant, ça draine une clientèle plus aisée. »
Pour Auguste, ces passagers ont intégré ce modèle de service moindre à faible prix (boissons payantes à bord, absence de salon affaire à l’aéroport et pas de journaux offerts), et l’ensemble de la croissance du secteur de ces 15-20 dernières années est allée au low cost. « Du coup, pour être compétitifs et regagner les parts de marché qu’on leur a laissées, il faut revoir notre modèle et proposer des prix attractifs, ce qu’a fait ma compagnie en développant sa base ‘province' ».
Malgré tout, Auguste ne souhaite pas aller voir ailleurs : « il y a une grosse culture d’entreprise, j’ai la sécurité de l’emploi et je suis bien payé. On pilote des avions merveilleux, très différents, et cette compagnie couvre le monde entier ! » Mais n’est-il pas limité aux moyen-courriers ? « J’ai passé ma licence ATPL Pratique après 1500 heures de vol. Ça me permet de passer aux long-courriers mais il y a très peu de places. Je risque d’attendre au moins deux ou trois ans. Et dix ans pour devenir commandant de bord ! »
Et faire des loopings dans des simili Air Force One, il y a pensé ?
« Non, le côté militaire de l’aviation ne m’attire pas, je n’ai pas cette mentalité. Bon, bien sûr, quand je vois un avion de chasse dans un meeting, je me dis que ça doit être top de faire le con, dépasser le mach…mais de là à en faire mon métier… »
Enfin, dans quel état est-il lorsqu’il pilote, pense-t-il aux centaines de vies qu’il tient entre ses mains ? « Non et heureusement ! Tu oublies que tu transportes des passagers. Je me dis pas : ‘j’ai la vie de 100 personnes derrière moi, arghhh !’ parce qu’avant tout, il y a la mienne ! »
 Celle-là, je ne l’ai pas volée.

Un petit bout d'Auguste (© lui-même)

Les questions bonus
Son métier en un mot :
« Anticipation »
Petit, il voulait être :
“Pilote de ligne ! »
Un autre métier ?
« Photographe »
Le jargon :
MAN TOGA (Manuel Take Off Go Around, c’est-à-dire, le décollage), Tsat (Target Start up Approved Time : seulement à Roissy. C’est le moment où la tour de contrôle autorise l’avion à quitter le parking, ça permet de n’allumer les moteurs qu’au dernier moment, et ça fait suite au Grenelle de l’environnement), ILS (Instrument Landing System, pour l’atterrissage), checklist, taxiway, cockpit, rotation, étape, QNH, spoilers, la Sécu (l’altitude de sécurité, pour ne pas s’accrocher à une montagne), cunimb (cumulonimbus), décraber (ramener le nez de l’avion dans l’axe de piste à l’atterrissage), les strobes ( les feux à éclats qui fonctionnnent comme des stomboscopes et très visibles en l’air), le N1 (paramètre permettant de quantifier la poussée des réacteurs), un Jet (une zone de vents forts à haute altitude), le Badin (la vitesse, du nom de l’inventeur qui a fabriqué un des premiers instruments permettant de la mesurer), la trop’ (tropopause)…

Piste BAF (© Auguste)

L’anecdote :
« Il m’est arrivé une fois de devoir gérer une panne. Les volets des ailes se sont bloqués en sortie. Du coup, l’avion ne pouvait pas décélérer. Dans ce cas, tu remets les gaz, tu demandes une zone d’attente à la tour de contrôle, un délai pour atterrir. Tu regardes ce que te dit la checklist concernant cette panne dans la documentation : peux-tu réparer ?  Si non, la procédure te donne la meilleure configuration pour te poser : la vitesse adéquate et la longueur de piste nécessaire (un peu plus que la normale vu que tu arrives plus vite). Elle te donne aussi les risques associés : en l’occurrence, la surchauffe des freins, donc un risque incendie. Sur ce coup-là, j’avais dû anticiper et demander la présence des pompiers sur la piste. Au final, ça s’est bien passé mais tu te dis : ‘cette fois, c’est pour de vrai’. »
Un aller simple pour :
« New-York, évidemment. Je rêve de m’y poser en Boeing 747… »
Les villes où il aime atterrir :
« Milan et Turin, car tu te poses juste derrière les Alpes : tu traverses les montagnes, les grands lacs. C’est magnifique ! »

Les Alpes (© Auguste)


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Des sourires et des scones

#10 Kim, gérante de salon de thé
A la base, c’était au tour de Corrie, qui officie en tant que calligraphe néerlandaise dans la Cité de l’Ecrit. La Cité de l’Ecrit, alias la ville de Montmorillon, charmante bourgade poitevine d’environ 7000 âmes, aux rues aussi animées qu’un 1er novembre à répétition. Si je voulais vraiment enfoncer le clou, je prendrais la métaphore de l’inénarrable Bill Bryson dans son cultissime livre « Nos voisins du dessous » sur l’Australie :
Il y a deux raisons de se retrouver à Montmorillon :
1) Un astéroïde a percuté la Terre et ne reste sur la planète qu’une langue de terre de quelques kilomètres carrés habitables: Montmorillon.
2) Votre enfance itinérante due à une grande mobilité professionnelle parentale, vous y a catapultée à 11 ans, et vos parents y sont, pour le moment, restés.
Comme je ne cesse de le clamer depuis des années, je ne suis pas poitevine, je n’y ai pas de racines, et le premier qui m’y associe devient un peu un ennemi. Pourtant, quand on prend le temps de le regarder, le Poitou a des atouts : des moutons à perte de vue, un marais que le monde entier lui envie, et le Disneyland local : le Futuroscope.
Mais Montmorillon a son charme: le quartier du Brouard, son pont, ses maisons sur lesquelles on détecte quelques traces de colombages. Une médiathèque équipée de livres, de CD, de DVD, de revues les plus pointues (XXI, par exemple). Une piscine. Un cinéma : même si son unique salle diffuse les films avec un bon délai de carence et fait relâche l’été.

Quartier du Brouard

Hormis ça, Montmorillon, mère patrie de Régine Desforges, accueille tous les deux ans un Salon du livre qui commence à asseoir sa réputation. Promue voilà quelques années Cité de l’Ecrit et des Métiers du Livre, elle est aujourd’hui peuplée d’enlumineurs, de calligraphes et de bouquinistes.
Dans cette optique, je souhaitais interviewer Corrie, courageuse néerlandaise, venue s’installer ici avec son mari. Lorsqu’elle a annulé le rendez-vous, cause empêchement, je sirotais un thé entre amis dans l’établissement de Kim, anglaise de son état.
Et oui, Montmorillon attire toujours plus d’européens, tel un lampadaire des lucioles. Pourquoi un tel phénomène ?
C’était donc Kim que j’allais interviewer. Kim, coquette quinquagénaire, règne en maîtresse (de maison) sur un univers mi cosy mi kitsch : le printemps éclot sur les nappes, les fauteuils  ont le moelleux des meilleurs muffins, et les tasses sortent du bureau du Professeur Ombrage, dans « Harry Potter » (juste l’atmosphère, hein, parce que le professeur Ombrage, c’est autre chose, on entre dans le domaine de la perversion).

Le bureau du Professeur Ombrage

Des cartes  à jouer aux tasses à thé
Comment Kim est-elle arrivée ici ? J’imaginais, comme à mon habitude, une histoire simpliste : Kim s’ennuie sous le ciel bas de sa province Outre-Manche. Lasse de tenir une pâtisserie à Bluestown, elle décide de partir dans le Poitou. De tenter la grande aventure des cuisses de grenouilles et du thé sans lait.
Et bien pas du tout. Elle est loin d’avoir passé sa vie à pétrir des scones et à faire infuser des sachets d’Earl Grey.
Kim est londonienne, et il y a encore sept ans, elle naviguait en mère peinarde sur la grand-mare des Canardsraïbes : elle était gérante de casino sur des bateaux de croisière : black jack, roulette, craps, poker… Pas évident de l’imaginer en train de distribuer des cartes à jouer en lieu et place de ses tasses à thé.
Son parcours est aussi troublé que les eaux équatoriales :
1976 : à 18 ans, Kim est une secrétaire londonienne. Mais ses rêves s’y sentent autant à l’étroit que les dossiers dans ses tiroirs. C’est alors qu’elle repère l’annonce d’un Casino qui cherche du personnel. Elle y travaille jusqu’à la fermeture, en 1981, puis une agence l’envoie au Liberia, le continent africain hébergeant pas mal de Casinos. Dans beaucoup de grandes villes, on y voit un peu le symbole d’une économie à deux vitesses : à côté des bidonvilles, les businessmen jouent leurs dollars à la roulette. Elle y reste neuf mois, puis, après un détour par Londres, s’envole pour le Nigeria. « C’était trop dangereux, je n’y suis restée que trois mois ».
On retrouve Kim aux Bahamas, où elle rencontre celui qui deviendra son mari. de 1985 à 1993, ils vivent au propre comme au figuré à Paradise Island. Jusqu’à ce qu’ils se fassent retirer leur licence, sous la pression des locaux qui cherchent du travail. Elle retourne en Angleterre, ouvre un salon de thé dans une petite ville. Bien trop petite, la ville, bien trop âgés, ses clients. Des octogénaires dont les rhumatismes deviennent presque contagieux. Jusqu’à ce qu’une de ses amies lui parle d’une compagnie de bateaux de croisière, sur laquelle Kim va diriger des Casinos. Pendant dix ans, elle navigue avec la Royal Caribbean et veille sur les tapis de jeu.
Après son divorce, elle a pensé ouvrir des chambres d’hôte en Afrique du sud, une laverie en Australie qui ferait aussi bar et cybercafé, mais a finalement atterri ici, dans la Vienne : « en 2004, mes parents, qui n’avaient jamais mis un pied hors de l’Angleterre, m’ont demandé conseil pour acheter une maison en France. J’ai quitté mon boulot et je les ai emmenés à Montmorillon, parce que mon père avait prospecté sur Internet et trouvé un contact là-bas. J’ai vu cet endroit près de la rivière, et j’y ai vu mon futur salon de thé. J’ai tout de suite fait une offre, même si tout était à refaire. » Résultat, ses parents achètent une maison dans une autre ville (et sont repartis depuis), et Kim s’installe seule à Montmorillon. Elle est à ce jour la seule et unique concurrente des fameux macarons (la spécialité de la ville).
« La vaisselle dépareillée, c’est pratique quand on casse »
Kim commence une sorte d’étude du marché : « j’ai fait le tour des bars de la ville, pour prendre la température. Quand j’entrais, les hommes me dévisageaient…il n’y avait pas de lieu pour accueillir les femmes seules, et c’est ce que j’ai voulu créer avec ‘La Terrasse’. Un endroit où les femmes ne craindraient pas de se rendre seules. » Elle a ouvert en 2005, après moult travaux : peintures en trompe-l’œil réalisées par un artiste du coin, tissus qui bourgeonnent, couleurs bucoliques…et une pléthore d’objets réunis par la logique improbable de Kim : « j’aime beaucoup acheter des objets en brocante, c’est pourquoi ma déco est si chargée ! »Chargée ? Kim a juste braqué Drouot et Ali Baba.

Eléments de déco

« J’ai voulu faire un lieu qui soit plein de lumière, comme un jardin » précise Kim. Avant, c’était un bar fadasse et terne, « avec de la moquette marron sur les murs ».

Peintures en trompe-l'oeil

Pas une tasse ne ressemble à une autre : « la vaisselle dépareillée, c’est pratique, parce que si un élément casse, on n’a pas de problème pour le remplacer ».
Si l’endroit se nomme ‘La Terrasse’, c’est aussi à cause de la petite cour qui ouvre en été.

La terrasse de 'La Terrasse'

Mais ce qui fait le charme indéniable de l’établissement, ce sont les…toilettes pour femmes, que l’on vient visiter indépendamment de l’état de sa vessie :

Les toilettes pour femme

Ainsi, depuis bientôt sept ans, les montmorillonnais viennent déguster cakes au fruit, chocolat, citron, caramel, et toute une série de breuvages que ne renieraient pas les sujets de Sa Majesté Elisabeth. Kim a également la licence pour vendre de l’alcool, même si elle n’ouvre pas en soirée : « toute seule, ça fait trop de travail ». Ses gâteaux, elle les cuisine pour la plupart à l’étage, mais aussi dans la petite pièce aménagée dans un coin de la pièce. « Mon expérience m’a servi, même si je n’ai tenu que 18 mois » : les personnes âgées agonisantes qui peuplaient son précédent salon de thé étaient aussi exigeantes et ne souhaitaient manger que des gâteaux déjà connus au bataillon : Kim s’est donc retrouvée avec toutes leurs recettes. Le reste, elle l’achète à l’épicerie (anglaise) de Montmorillon, comme les tea cakes, les crumpets et les en-cas salés dont elle fait arriver certains ingrédients d’Angleterre.
« Quand je suis arrivée, j’ai pleuré »
Cela dit, tout n’a pas toujours été aussi rose que les coussins :« quand je suis arrivée, j’ai beaucoup pleuré. » Question de culture, so different, et tout simplement à cause de la difficile confrontation Shakespeare/ Molière. Elle évoque son premier jour, à l’ouverture : « quand un client me posait une question en français, je lui donnais la carte » en priant pour que ce soit l’objet de la demande. « En cas d’insistance, j’indiquais invariablement la direction des toilettes ! »
Kim a eu beau organiser une soirée avec le maire et les autres commerçants, le chaland s’est montré méfiant. Elle confie: « beaucoup de gens qui sont passés devant la vitrine ont cru qu’il s’agissait d’un magasin de meubles », rapport à Ali Baba. « Et certains n’osaient pas parce qu’ils ne parlaient pas anglais ». Ainsi, entre les gens déjà très satisfaits de leurs canapés et ceux persuadés que leurs lacunes en anglais leur barreraient la route des muffins, Kim a mis un peu de temps à décoller.
Aujourd’hui, elle en vit chichement mais n’a pas de dette à rembourser : « mes économies m’ont éviter de prendre un prêt ». Et elle a plein d’amis. Les autres Anglais ? « Non, plutôt des Français. Les Anglais ne forment pas vraiment une communauté ici. De nombreux Anglais qui viennent ici avec une idée, repartent, parce que ça ne marche pas. »
Avec le recul, comment voit-elle son aventure ? Quel est son rapport à la ville ?
« Je ne suis pas déçue. C’est une ville très mignonne, même si tellement de choses pourraient être faites ! Quand des événements sont organisés, la moitié du temps, on n’est pas au courant…on dirait que Montmorillon a un secret à préserver à tout prix, c’est dommage » regrette-t-elle.
En attendant, Kim est encore là pour un bon petit moment. « Quand je regarde mon salon de thé, je me dis que j’ai vraiment accompli quelque chose » sourit-elle. Sous cloche, les scones ne semblent pas la contredire, indifférents au sort qui les attend.
Kim souhaitait une vie plus stable. Près de la rivière, aux côtés des ses théières, madame est servie.

Kim

Les questions bonus
Son métier en un mot :
« Grafted” en anglais, ça veut dire que tu travailles tout le temps ! » Ndlr: dans le dico, « hard graft » veut dire ‘acharné’.
Petite, elle voulait être :
“Créatrice de mode ».
Un autre métier ?
« Architecte d’intérieur ».
Le jargon :
« Thé », « café », « scone », « muffin », « cake », « crumpet », « tea cake », « pudding ».
Si elle était un de ses produits :
« Un martini ! »

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Sans filet

#09 Philippe, marin
J’ai moins la main verte que le pied marin : née dans un port en bord de Manche, je n’ai pas de problème pour me jeter à l’eau. Depuis quelques années, une maisonnette familiale me convie régulièrement en Vendée, aux Sables d’Olonne. Dans le quartier de La Chaume, plus précisément, juste en face. Un coin pittoresque et dont les rues étroites portent des noms délicieux : rue du Regard, rue de l’Amour, rues du Soupir et du Hasard… J’ai emprunté ‘le passeur’, sorte de ferry qui fait la traversée, une petite dizaine de fois, préférant rester dans le pittoresque quartier chaumois et non loin de sa plage, La Paracou, à quelques encâblées. Les Sables, plus touristiques, très peu pour moi. Lorsque j’y vais, c’est à vélo, par le Port Olona. Parfois, quand j’ai la flemme ou que le temps menace, je prends le bateau. Il était donc tout naturel de passer le pilote à la question, à deux jours de noël.

Avant, les passeurs utilisaient des avirons pour transporter les retraités.
Une fois n’est pas coutume, ce gros poisson se pêche à même le pont. Toute la journée, Philippe passe de la Chaume aux Sables, des Sables à la Cabaude, de la Cabaude à la Chaume selon les besoins et les passagers : environ une minute et un euro le voyage. Plutôt courte, la balade. D’incessants et courts allers-retours dont la monotonie  « [l’]énervent » et qui n’ont pas grand-chose à voir avec le grand large.
Un couple anglophone lui demande : « un passage, s’il vous plaît ». Philippe leur répond dans leur langue avec un fort accent français. Est-il bilingue ? « J’essaie ! »  Ce qui lui permet aussi de comprendre les échanges  radio entre les cargos étrangers débarquant dans le port et la capitainerie. Il rassure ensuite une vieille dame, qui lui demande si le bateau circulera le 25 décembre : « bien obligé, madame, on bosse tous les jours ». On sent qu’il a hâte que la journée (maussade et presque sans clients) se termine. De toute façon, il ne fait ça que pour dépanner son frère pendant la saison d’hiver.
Le passeur ou bac, société privée gérée par le public, circule été (de 6h à 2h du matin) comme hiver. Presque par tous les temps : « on ferme en cas de gros vent, supérieur à 90 km/heure ».  On est cinq, mais l’un est à la retraite, un autre en arrêt de travail ». En tout, il y a trois bateaux pour trois types de trajets : Les Sables/ La Chaume (La Sablaise), Port Olona/La Chaume (La Chaumoise), Saint Nicolas/ La Chaume (Le St Nicolas), pour une capacité maximale de 50 personnes.

Le Passeur se prépare à accoster à l'embarcadère de La Chaume

Il faut imaginer l’intervieweuse et l’interviewé debout pendant une heure et demie et quasiment 45 allers-retours, le bruit des moteurs couvrant les voix, constamment interrompus par les manœuvres du capitaine, positionnement le long des embarcadères, ouverture des portes, poinçonnage des tickets, encaissement, fermeture des portes et attention départ(s).
Le pur confort.
Toutes les cinq minutes, Philippe regrette la durée de l’entretien, souhaite que je revienne cet été. A chacune de mes questions, il soupire, vaincu d’avance, et exige carrément le séjour linguistique : « pour que tu comprennes ce qu’est le ‘bourrelet’, il faudrait passer deux ou trois jours avec moi, sur mon bateau en haute mer ». Cent fois, il aurait pu nous foutre à l’eau, moi et ma naïveté primesautière. Il ne l’a pas fait.
Je le croyais pilote employé par la mairie (auquel cas je n’aurais peut-être pas eu grand-chose à me mettre sous la dent) : Philippe est marin de commerce et cette société de bateaux ‘passeurs’ est une œuvre familiale : son père l’a fondée à la destruction du pont, en 1978, lors de la création du port de plaisance, et son frère a repris le relais. Objectif : relier les Sables d’Olonne au vieux quartier de la Chaume, de l’autre côté du chenal. Mais aussi à la Cabaude, le port de commerce.
« Avant, c’était un port de pêche. » On devine dans sa voix la nostalgie d’une époque dorée. En plus du pont, il y avait déjà des passeurs (on ne sait d’ailleurs pas bien si le substantif désigne le bateau ou le pilote, un peu comme le taxi) qui utilisaient des avirons pour transporter les retraités. « C’est pour ça qu’il y a des éperons. C’est là qu’ils accostaient ». Les éperons, ce sont les escaliers qui se terminent dans l’eau, comme s’ils donnaient accès à un monde englouti. Le monde qu’a connu Philippe.

Éperons

En été, les langoustines. En hiver, les poissons de fond.
Remontons encore plus dans le temps, aux XVI et XVIIe siècles. Philippe nous apprend que les Sables étaient le 1er port de France pour la pêche à la morue (en revanche, pas un mot sur les thons). A la Cabaude, on construisait des bateaux en bois.
Quant à lui, la cinquantaine bien tassée, il a fait un peu « tous les métiers ». Il vient d’une lignée de pêcheurs et, à la manière des familles d’artistes, son père a tout fait pour le dissuader de suivre son sillage : mais telle la mouette envers un chalutier, Philippe n’a pas pu résister. Passer son enfance sur les bateaux, ça ancre son homme, et l’on sait bien que les chiens ne font pas des (poissons) chats.
Je lui offre l’occasion de m’embarquer dans son histoire. Il me coupe : « je croyais qu’on parlait du passeur ? » Si ça lui plaît de se limiter au ferry, pas de souci. Mais on pourrait naviguer bien plus loin, à lui de voir. Il mord à l’hameçon.
Son père l’envoie à l’école au cas où le métier de marin ne lui siérait pas. Après le bac et l’armée, il rejoint son parrain (qui est aussi son cousin germain) aux Sables d’Olonne, d’où il est originaire, pour aller pêcher. En été, il traque la langoustine. Entre septembre et avril, en avant toute sur le merlan, la sole ou la seiche, avec un chalutier ‘de fond’.
Il fait ensuite l’école de la marine marchande et passe les brevets de lieutenant et de motoriste (mécanicien de navire). En 1992, il a créé une société de passeurs dans les Landes, entre Capbreton et Hossegor, et puis il est revenu.
Il a acheté son propre bateau ‘La Messaline’ (« Il s’appelait déjà comme ça quand je l’ai acheté. Dans la mythologie, c’est une prostituée »). Effectivement, petit coup d’œil sur Internet : « Valeria Messalina (25-48) fut la troisième épouse de l’empereur romain Claude et donna naissance à Britannicus. Sa conduite scandaleuse et son dévergondage sans bornes finirent par provoquer sa perte. » La jeune fille est aujourd’hui plutôt rangée puisque six mois par an, elle accueille des touristes que Philippe emmène pêcher en mer.

La Messaline

Aujourd’hui, Philippe a atteint le grade de capitaine 200 UMS, soit « patron de petite navigation » (ça va jusqu’à 3000 UMS). L’UMS a remplacé les tonneaux et fait référence au volume que le bateau peut transporter, et donc à son gabarit. « Avant, on transportait de vrais tonneaux et on référençait les bateaux selon leur nombre et le volume occupé ». De quoi  enfin décrypter la chanson « Santiano » d’Hugues Aufray :
« C’est un fameux trois-mâts fin comme un oiseau.
Hisse et ho, Santiano !
Dix huit nœuds, quatre cent tonneaux :
Je suis fier d’y être matelot. »
Le grade de Philippe lui permet donc de naviguer sur des bateaux moyens, mais d’aller assez loin. Il conjugue ainsi quatre activités:
Marin pêcheur, passeur, accompagnateur de touristes à la pêche au gros  et…convoyeur, jusqu’en Afrique : « parfois, je livre clé en main des navires construits sur les chantiers Océa, situés à la Cabaude: on part pour le Sénégal, le Bénin, la Guadeloupe, la Martinique ou encore la Côte d’Ivoire. On y va en une dizaine de jours et on y reste cinq semaines, le temps de former l’équipage sur place ».
Marins versus plaisanciers.
Et la navigation de plaisance, ça l’intéresse ? Son visage se referme comme des écoutilles. Question provoc’. Réponse claire, qui ressemble à un argument primaire : « les marins n’aiment pas les plaisanciers. Ils ne nous aiment pas, alors on ne va pas les aimer ». Il nuance : « nous, on en vit. On connaît la mer depuis qu’on est gamins. Certains nous prennent pour des cons. Ils ont un bateau, alors ça y est… »
Les plaisanciers n’affrontent que le calme, aux marins la tempête : « Je suis déjà passé dans ‘Thalassa’ pour l’émission ‘Les disparus des Sables d’Olonne’, qui est revenue sur la tragédie du Cistude, un bateau qui a coulé au large de l’île de Sein en 2002. J’ai perdu quatre copains ».
‘Thalassa’, et bientôt le cinéma.Philippe joue une scène dans le prochain film de Cédric Kahn « Une vie meilleure », qui sort le 4 janvier prochain, avec Guillaume Canet. Une vitrine dont son métier a de plus en plus besoin :« beaucoup de marins veulent arrêter, il y a trop de contraintes avec l’Europe…tout est contrôlé. Faut une licence pour tout ».
J’aborde la question de la surpêche, du thon rouge par exemple. Il rétorque du tac au tac : « les chiffres, on leur fait dire ce qu’on veut. De toute façon il n’y a plus de bateaux. » Le nombre de chalutiers est en effet passé sous la barre des 100 aux Sables d’Olonne, contre 500 dans les années 60. Philippe poursuit : « c’est vrai qu’il y a de grands groupes comme Intermarché ou Saupiquet, qui vident les océans. » Et de m’expliquer que le surimi est fabriqué à partir de merlan bleu réduit en farine et pêché en mer écossaise, où il est voie de disparition. « Il faut pêcher en bonne intelligence, en respectant la chaîne alimentaire. Les pêcheurs artisanaux savent le faire. C’est comme une réserve de chasse : les propriétaires en prennent soin de façon à ce que le gibier se perpétue ».
Pour terminer, j’ai une question en apparence anecdotique mais plutôt intime, dont la réponse peut en dire long sur sa personnalité : quel nom donnerait-il à un futur bateau ? « J’en sais absolument rien. »  Je le provoque exprès : le nom de sa femme ?  De ses enfants ? Et je savoure la réponse brute de pomme d’un marin qui n’est pas du genre à noyer le poisson :
« J’aime pas donner des prénoms aux bateaux, ça fait con ».

Philippe

Les questions bonus
Son métier en un mot :
« Freedom ».
Petit, il voulait être :
« Maître d’hôtel à bord du France. »
Un autre métier ?
« Hôtelier. »
Son moyen de locomotion préféré :
« Mes jambes. »
Son poisson favori:
« Le turbot sauvage au court-bouillon avec une sauce hollandaise et des patates. Mais aussi la daurade royale et le Saint-Pierre. »
Le jargon :
Motoriste, lock, cabestan, tonneaux, courroie, flexible, chalut, rondelles (ou ‘bourrelets’, qui servent à râcler le fond pour pêcher la sole).
L’anecdote:
« J’étais à bord d’un chalutier au large de l’Irlande. Il faisait très mauvais, il fallait virer bout au vent. Il y avait des creux de sept, huit mètres. Le moteur a calé, je suis descendu à la salle des machines pour le relancer. On a pris une grosse vague. Quand je suis remonté, l’eau entrait par l’arrière du bateau, ils ont dû couper les câbles pour qu’on reste stables. On a vraiment eu très très peur. »
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En rouge et blanc

#08 Gérard, (LE) père noël
A quatre jours de noël, on ne peut pas dire que son plus célèbre représentant soit à la fête.
Avec son humour légendaire, le père noël a d’ailleurs répondu à mon invitation à témoigner dans « Et toi t’es dans quoi ? » par un raffiné : « et moi chui dans quoi ? Chui dans la merde, HOHOHO ». Le ton était donné.
Halte aux idées reçues. Oui, le père noël existe (vous croyez quand même pas que je suis allée chercher un vulgaire père noël de supermarché), « et non, je ne vis pas en Laponie, arrêtons les conneries ».
J’ai rencontré Gérard (oui, ça casse le mythe) à l’expo : « Des jouets et des hommes », au Grand Palais. Il y errait entre nostalgie et amusement, et se remémorait les objets qu’il avait jadis distribués à des plâtrées d’enfants sages. (Ou pas, d’ailleurs : « il n’y a aucune discrimination, tous les marmots ont leurs joujoux, même si des fois, je t’en foutrais, des baffes… »)
On s’est mis à papoter devant une vitrine. A l’intérieur, un Playmobile vétérinaire réanimait une tortue luth. Et c’est en le regardant regarder que j’ai capté. A sa façon de caresser les figurines du regard. C’était le Père Noël. Le vrai. Il n’avait encore jamais donné d’interview et était tout contrit de s’être fait démasquer. Après de longues circonlocutions, on s’est retrouvés dans un bar des Champs-Elysées à parler de son métier.
Il m’annonce tout de suite la couleur, bien plus nuancée qu’un simple rouge et blanc :
1) « Je ne suis pas éternel. »
2) » Il n’y a rien de magique. Je suis salarié (en chef, mais salarié). Je supervise la production, je suis aux 35 heures, et tous les soirs, je rentre chez moi, à Clichy-sous-bois.
 »
3) « Si tu évoques une seconde la magie de noël, les gentils nenfants ou les joujoux par milliers, je t’explose les tibias à coup de hotte » (bon ça il l’a pas dit mais c’était un peu l’idée).
Gérard est le père noël depuis 2005, et il a 61 ans : « avant un certain âge, on n’a pas le cheveu assez blanc, et l’affaire est prise très au sérieux ! Une manière aussi d’être sûr que le titulaire ne nous fera pas le coup de la calvitie précoce. On en a même tiré un proverbe : ‘Père noël au bulbe capillaire fourni jusque sur le menton ne fera pas faux bond’. C’est arrivé une fois, en 1820. Il s’appelait Carlos, il était mexicain. Pendant six mois on n’a rien vu, rien soupçonné. Jusqu’au jour où sa perruque est tombée par mégarde. Il avait été victime d’une alopécie totale due à un choc traumatique à 29 ans. Plus un poil sur le caillou. Mais il n’avait jamais pu faire une croix sur son rêve de devenir père noël. Ce fut quasi un coup d’État, on a dit qu’il avait été élu ‘à la barbe’ des autres. L’expression est restée. »
« Le mandat du père noël : un mélange entre l’élection du Pape et les dernières législatives égyptiennes »
Ok, la carrière commence à 55 ans, mais ils font quoi, avant ? Et combien sont-ils ? Y a-t-il un père noël par pays ?
« Nous sommes organisés en confédération, mais notre statut est ambigu : nous sommes connus comme le loup blanc mais aussi discrets que les francs-maçons ». Je tombe des nues. « Sauf au moment du marathon annuel. On est obligés de se déguiser en faux pères noël pour passer inaperçus, tu vois le délire ! »
Puis il me regarde droit dans les yeux, ému : « notre formation ? C’est l’école de la vie » me confie-t-il sur un ton poignant. J’ai failli me faire avoir. Il reprend, ravi de sa sortie : « mais non, nous suivons des stages, nous avons également mis en place des apprentissages, et des contrats en alternance. L’ennui étant qu’au final, il n’y a que peu d’élus. En fait, ça s’apparente à rester toute sa vie en prépa dans l’espoir d’intégrer l’ENS. »

Le marathon annuel, à San José

Il n’y a donc qu’un seul père noël. Mais en vérité, ils sont des centaines d’aspirants à s’affûter la barbe (pour rien) : « notre système est endogamique, depuis des générations. Nous venons de toutes nations. Ouzbékistan, Bhoutan, Soudan, Îles Caïman… Beaucoup rêvent d’accéder au statut suprême mais n’y parviendront jamais, hohoho ! Ils seront au mieux contremaîtres toute leur vie dans nos usines; certains sortent carrément du système et deviennent pères noël de supermarché. Ce sont les pires. Un peu comme les chargés de prod’ qui ne deviennent jamais réalisateurs, ou ceux qui foirent l’ENS et qui se retrouvent à enseigner dans les ZEP ».
Et de m’expliquer l’énormité de la machine, huilée comme une friteuse : « celui qui part en retraite nomme cinq successeurs potentiels, venus d’un continent radicalement différent. Il y a six ans, j’ai pris la suite de Kadhafo Ben Alo, père noël libyen. La confédération vote ensuite à la proportionnelle unilatérale à deux tours, un mélange entre l’élection du Pape et les dernières législatives égyptiennes ».
Vous avez donc été élu ? Mais comment intègre-t-on votre confrérie ? En tant que citoyen lambda, c’est possible ?
« Désolé, mais non. Depuis des siècles, on se reproduit entre nous et on perpétue notre organisation. Le père noël bosse de 55 ans à 65 ans (mais la retraite passe à 67 ans l’an prochain en France). J’ai été élu à la majorité dès le premier tour. Les mauvaises langues ont dit qu’il y avait pas trop le choix. C’était le tour de l’Europe, et on pouvait décemment pas nommer un Irlandais, un Espagnol ou un Italien. Et je vous parle pas de Theodoulos, le Grec. Il n’a pas eu une seule voix. »

Pourquoi, c’est l’État qui vous paye ?
« Avant, oui. Plus maintenant, à cause des grands magasins qui nous ont sucré notre boulot et nos subventions, même s’ils se rattrapent derrière, mais j’en parlerai plus tard. Bref. C’est surtout que la nation du père noël en titre finance tous les ans des ballotins de chocolat pour chaque lutin et si ç’avait été l’Italie ou la Grèce, il est évident qu’ils n’auraient pas pu. »

Non mais attendez, des lutins quoi ? Mais carrément ? Et la mère noël, elle existe ?
« Bien sûr que la mère noël existe ! Tu crois que je me soulage comment ? » (rire gras). « Bon en fait, tu as presque raison, elles n’ont été introduites qu’en 1885. Avant, les femmes n’avaient pas droit de cité, on n’avait pas de descendance et on recrutait les nouveaux sur casting. Deux choses ont précipité la décision : d’abord, les uniformes. C’était une cata, les lutins n’arrivaient pas à coudre leurs costumes de travail, ils étaient toujours ni faits ni à faire. Nous, on a embauché Virginie en 2008. C’est une créatrice de mode virtuose qui fait passer le Santa Claus de 1999 pour un SDF. Mais elle ne serait rien sans Annick, qui nous déniche toujours des tissus de fou.
Bon, faut aussi dire qu’il y a eu l’affaire des pères noël pédophiles qui n’a pas aidé. Frustrés, ils s’en prenaient aux lutins. Je te fais pas un dessin… »

Une des mères noël

Mais attendezzzz, les lutins, ce sont vos enfants ? Et vous encouragez le travail des enfants ?
(Troublé)
« Ah non, ce sont des adultes, mais nains. Du coup, les pères noël coupables n’étaient donc pas vraiment des pédophiles, mais tu comprends l’idée. »
Mais d’ailleurs pourquoi restent-ils petits ? Ils sont génétiquement modifiés ?
(Silence gêné).
Et vos héritiers ne deviennent pas pères noël ?
« Hohoho ça va, on n’est pas en monarchie. Y’a des élections je t’ai dit. Bon, je te cache pas qu’il y a un peu de corruption. J’ai moi-même dû faire tuer le fils de Kadhafo Ben Alo« … »


« Mais non, je plaissssannnnnnnnnte !!! »
« Le métier évolue, le père noël est passé de distributeur à grossiste. »
Bon, tout de suite la question qui tache : père noël, c’est pas un peu saisonnier ?
« Mais ma bonne dame, le reste du temps, je supervise la fabrication des jouets ! J’écoute pas pousser ma barbe, quoi… »
Vous avez parlé des grands magasins tout à l’heure, qu’avez-vous à en dire ? Non parce que c’est pas tout ça, mais je fais quand même partie des 99% de personnes qui se cassent le c… à acheter leurs cadeaux de noël eux-même. Et puis d’abôr, à quoi tu sers ????

« Avant, y’a trèèès longtemps, on était payés par l’État intégralement. Et les plus généreux sont pas ceux qu’on croit. Le gouvernement Chirac nous a donné bien plus que Mitterrand. Faut dire qu’en 1995 a été instituée la loi Sapin, qui permettait plus d’indulgence sur la dette du PIB si le budget alloué à notre organisme était supérieur à 1,5%. Un peu comme le crédit d’impôt sur les travaux permet de préserver l’environnement. Toujours est-il que, depuis des décennies, la plupart des gens ne croient plus au père noël et achètent leurs cadeaux. eux-mêmes les glandus. Résultat, l’État pense, comme toi, qu’on sert à rien, il a arrêté de nous arroser; maintenant, il nous donne peanuts. Et comment on vit ? Tu crois qu’on va apprendre un métier, je veux dire, comme tout le monde ? Tu te fourres le traîneau dans le… »
Ouais ouais c’est bon, j’ai compris.
Il reprend, calmé : »le métier étant en perdition, on reçoit des indemnités de la part des entreprises auxquelles les gens achètent leurs cadeaux (les plus grosses, genre la Cnaf) car elles nous piquent notre boulot. Du coup au final c’est pas plus mal, on est payés à rien foutre (ne le dis pas dans l’article, hein). Et puis avec la concurrence des chinois, des coréens…On s’était carrément arrêtés de produire et on vivait de parachutes dorés.
Enfin bon ça, c’était surtout y’a cinq ans. Maintenant, y’a un retour au bio, à l’authentique. Les gens veulent revenir au bois des forêts laponnes. Les boîtes ne nous filent plus de pécule pour dommages et intérêts, ils nous achètent nos jouets pour les revendre. Je te signale quand même qu’on est les seuls à produire artisanal, les esclav…lutins sont plutôt doués, tout est fait main. N’empêche que les gens feront toujours plus confiance à une marque connue qu’à la qualité « Père Noël », dont ils pourraient se méfier (notre label a tellement été récupéré…) Ainsi, le métier évolue, le père noël passe petit à petit de distributeur à grossiste. »
Mais alors… mais alors..le père noël ne distribue pas de cadeaux ? Pas de traîneau ? Pas de cheminée ???
Il me fait cette terrassante réponse : « si, je continue à distribuer… à ceux qui croient encore en moi. Le plus ironique, c’est qu’ils sont persuadés qu’une âme bienveillante vient remplir leurs souliers. Résultat, ils ne commandent rien, ne font pas de liste, et je dois encore plus me casser le ciboulot. »
Mais alors les gens…« sont cons, oui ! » (euh, moi, j’ai rien dit). « S’ils n’achetaient rien, ils auraient tout gratis. Mais faudrait que je livre au pied du sapin. Et faudrait que je me remette à distribuer les produits. Que j’organise une sectorisation, un planning par quartier et par lutin dans le monde entier à chaque noël, je vous raconte pas le boulot. Recommencer à se retrouver coincé dans les cheminées… et je n’obtiendrais plus mes subventions de la part des grandes marques. L’État, vu la crise, ne m’allouerait qu’un budget pourri. Et je repasserais sous la barre des 5000 euros mensuels. Alors ferme-la. Ne dis rien dans l’article s’il te plaît. »
Mais où êtes-vous basés ?? Personne n’a jamais vu d’entrepôts à vos couleurs !
« Ne sois pas crétine. Tu crois vraiment qu’on va peindre en rouge fluo « ICI LE PÈRE NOËL FABRIQUE LES JOUJOUXXXXX ». Ça n’aiderait pas les grosses boîtes qui vendent à noël ! Et pi surtout, faudrait se remettre à bosser.
On se rend quand même service : nos usines sont dissimulées dans des entrepôts aux couleurs des grosses boîtes comme Tatol ou Sumsang. On leur fait de la pub un peu partout dans le monde, là où ils ne sont pas implantés, et en échange, on paye pas de loyer. »
QUOI ? Vous délocalisez ?
« Ben le père noël bosse dans le monde entier très chère, il est délocalisé par essence ! »
Bah oui, suis-je bête. J’aurais 10 000 questions à poser mais là tout de suite la seule qui me vient, c’est le montant de son salaire :
« J’ai un ptit salaire, environ 20 000 euros par mois. Heureusement, j’ai la prime de noël en décembre. J’ai de grosses responsabilités, je manage les ouvriers (lutins). Pour mettre un peu de papillotes dans les épinards, on édite aussi un calendrier avec le père noël en chef et les contremaîtres, façon photo de classe, mais à poil : ‘les vieux du stade’. C’est Albert, un photoreporter très célèbre, qui accepte de nous rendre ce service bénévolement. Julia filme toujours le making of des séances photo, faudrait qu’on édite un DVD, un jour ! « 
Et les lutins ? « Les lutins ? Ils sont au smic. »
Et vous sous-traitez ? Ou ce sont toujours vos lutins qui bossent ?
« La qualité laponne, je ne laisserais ça à personne d’autre » (gros clin d’œil). »Les lutins sont esclaves, euh, lutins, de père en fils. De mère en fille. De tontons en neveux. Ils n’ont pas le choix, et ils ne s’en plaignent pas. Y’a eu une tentative de soulèvement en 89 mais ça a mal fini, le délégué syndical a fini empalé sur un renne. Vous imaginez les bois tous sanguinolents de ce pauvre Abraham…87, je crois. (Tous les rennes sont nommés Abraham et numérotés, référence à leur cri. A la base une blague de Björg, Père Noël suédois de 1896 à 1901, et depuis, c’est resté). Bref, on a mis 15 jours à les lui nettoyer. Au final, on a fait appel à Yacine, blanchisseur de son état et expert ès taches. Une perle ! Pour ne pas que ça se reproduise, on oblige les lutins à prendre des cours de claquettes avec Alain. Ça les met de bon poil et ils ne se rebellent pas. »
« Les sondes Pitot ? Des boucs-émissaires. »
A qui vont les lettres des gamins : « à ton avis ??? Où va une enveloppe marquée ‘paire noyèlle’ au stabilo rose et à laquelle il manque l’adresse ? Évidemment je les reçois quasi toutes. C’est le seul truc qu’il me reste. Tu imagines bien que La Poste va pas s’amuser à payer des gens dans un service créé exprès pour ça. Nan, pour ça, pas de souci, je reçois tout en express. Résultat, un quintal de lettres qui ne me servent à rien puisque les parents, dans leur grande majorité, si tu as tout suivi, vont aller acheter eux-mêmes les cadeaux. Tu vois l’évolution de la profession. Avant, j’étais payé par l’État pour distribuer des produits gratuitement à tout le monde. Maintenant, je suis payé grassement par des grosses boîtes qui revendent mes produits à tout le monde. Ça me va ».

Bon, c’est mon 3e mojito, tous mes mythes sont explosés, on peut finir en beauté. Les rennes, maintenant. Ils ne volent pas plus que vous et moi, j’imagine ?
« Les rennes sont là pour la déco. ils sont dans un enclos, se reproduisent, tranquilles. Deux fois par an, on les sort quand même. La NASA a spécialement fabriqué un propulseur. On les y harnache et on les fait voler en mode télécommandé : en juin pour tester l’équipement, en général au-dessus d’un océan, pour rester discrets, et la nuit de noël, histoire qu’un ou deux nabots les aperçoivent dans le ciel et perpétuent la tradition. Dans le traîneau, on place un mannequin plus vrai que nature, aux dimensions du père noël en chef. Tout est fait main, artisanal, grâce à Giancarlo, notre fournisseur officiel. Mais bon, là-bas aux States, ça fait un bail qu’ils  ne nous ont pas renouvelé le matos. Pour tout te dire…euh…je sais pas si je peux te confier ça…bon, ça, c’est en off:
En juin 2009, le technicien s’est planté sévère et le turbo réacteur est parti en vrille, a percuté le Rio-Paris, puis est tombé en rade dans l’Atlantique. La NASA a conclu à l’erreur humaine et a refusé de nous en livrer un autre. C’est à peine s’ils ont consenti à fermer les yeux sur l’affaire (à grand renfort de pots de vin). On n’a parlé que du crash aérien, mais au final, les sondes Pitot ne sont que des boucs-émissaires. »
« Faut arrêter de prendre les gosses pour des cons.« 
J’ai les réponses à (presque) toutes mes questions, exceptée une dernière : supposons que je n’ai pas de cheminée, comment faites-vous pour me livrer en Iphone, nouvel ordi, joujoux sonnants et trébuchants ? « Hahahaaaa, euh, HOHOHO (nan parce que chui obligé d »utiliser ce rire, c’est écrit dans mon contrat. Il est breveté par les bonbons HO, c’est un sponsor, tu comprends mais apparemment ça marche pas des masses, personne connaît ces bombecs, bref). Ta question me rappelle le Livre Blanc du père noël, rédigé par Stanislas le Gros (Ve père noël du nom sous la dynastie des Klaus), quand il en a eu trop marre de répondre aux questions naïves des parents du style : ‘On n’a pas de cheminée, keskeujedisaThéoetLola ?‘. C’est bon, faut arrêter de prendre les gosses pour des cons quoi. Il a rédigé une FAQ, et la réponse pour celle-ci est : ‘quand y’a pas de cheminée, je passe par la porte’. »
On arrête là, Le père noël me mate d’un œil torve qui ferait passer DSK pour un petit lutin.
Alors voilà, le bonhomme rouge et blanc existe bel et bien.
Malheureusement, de source sûre, le père noël est une ordure.

Gérard

Les questions bonus
Son métier en un mot :
« Imposture » . Ah nan, ça, c’est moi qui le dis. Gérard a dit : « Grâce ».
Petit, il voulait être : 
« Boucher. »
Un autre métier ?
« Boucher-charcutier (j’ai appris plus tard qu’on pouvait faire les deux). »
Le jargon:
Atterrissage (souvent forcé), écrénage, bramer, à la barbe de, débricoler, basculer le feu, laminer au manche, injecteur, reniper, tractionner…
Ses modèles :
« Je n’en ai pas. Wo Tchang (mandat 1993-1998), à la rigueur, qui a légalisé le whisky et boycotté les grelots, mais je pense qu’avant moi…point de salut ! »
L’anecdote:
« Une fois, des militants altermondialistes ont réussi à aller jusqu’aux portes de la centrale EFD dans laquelle nous sommes basés, en hurlant : ‘nous savons qui vous êtes !’ On a vraiment eu peur mais ils ont malencontreusement fini piétinés par les rennes.”
Où trouver Gérard :
HOHOHO !!!!!!!!!!!!!!!!!!!
Et toi t’es dans quoi sur Facebook
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Et la lumière fuse

#07 Julia, directrice de la photographie
Visage fin, regard doux, sa voix a les accents du pays basque. Ses yeux clairs laissent passer la lumière.
J’ai rencontré Julia en 2007, en vitesse, sur un court-métrage qu’on devait réaliser en 48 heures chrono. J’officiais comme scénariste, elle dirigeait l’objectif et les loupiotes.
Depuis, elle est entrée à la Fémis, THE école de cinéma parisienne, une structure qui produit six réalisateurs, six scénaristes, autant de chefs op et de monteurs par an, avec une bande annonce devant laquelle bavent des centaines de candidats chaque année et qui en envoie autant bouler, moi comprise. Julia aura terminé ses quatre ans d’étude en juin prochain. En parallèle, elle bosse déjà en tant que, euh… chef opérateur ? teure ? trice, peut-être ? Julia m’éclaire : « je me pose encore la question, mais de toute façon, je trouve que ‘chef op’ fait un peu militaire. Les Américains parlent de ‘directeur de la photographie’. Dans mes derniers projets, j’ai été créditée ‘directRICE de la photographie’. C’est encore ce que je préfère, même si ça me donne l’impression de revendiquer un certain féminisme… »
Une fois qu’on s’est mises d’accord sur l’intitulé de son métier, on peut commencer.
Chef op’/ directeur de la photo consiste à travailler l’image d’un film; plus globalement son atmosphère, en passant par  le cadrage et la lumière. L’objectif est de concrétiser l’idée (complètement abstraite le plus souvent) qui plane dans la tête d’un réalisateur, en passant par tout un panel d’ampoules et de watts. Une mission délicate.
Pourtant cinéphile aguerrie, je pensais que le cadre était réservé aux cadreurs (pas vous ?)
« Je ne pourrais pas faire la lumière sans le cadre, c’est intimement lié. Dans 80% des films en France, tu fais les deux. » Et qu’on ne vienne pas lui demander à quoi sert son boulot : une lumière, c’est un contraste et une couleur. Son travail ne se voit pas, il se ressent. C’est un peu comme le maquillage. Quand il se voit, ça veut dire que c’est raté.
Quand elle évoque le cinéma, son regard a tendance à s’éteindre. Selon elle, on ne prête pas assez attention à son métier : « le nombre de films qui se réduisent à simplement filmer un scénario ! » Pourtant, tout autant que l’histoire, la mise en scène et les acteurs, la lumière joue un rôle clé dans un film : « Si le réalisateur ne raconte rien avec la lumière, alors autant qu’il écrive un bouquin ! » précise-t-elle, mi amusée mi révoltée.
« Aux Guignols de l’info, j’ai vu les marionnettistes et les scénaristes inventer un monde »
Elle ne donne en tout cas aucune leçon, parce que plus jeune, elle en tenait une couche : « au collège, je pensais que le réalisateur faisait tout. Il créait l’histoire, il réalisait et il montait le film ! » Après avoir regardé « La guerre des étoiles », elle a dû trouver George Lucas balèze. Du coup, elle ne se sent pas assez à la hauteur pour faire du ciné et veut être architecte d’intérieur. Déjà, elle veut composer des espaces, allier des matières, réfléchir à l’agencement des pièces d’une maison par rapport à la lumière et aux couleurs. En parallèle, elle développe sa cinéphilie. Elle loue des VHS, s’abonne au magazine Première, et un jour, c’est l’illumination. Un lecteur a demandé ce qu’était un chef op. Dans la réponse du magazine, Julia lit la description de son futur métier. « Je me suis dit que j’allais faire du cinéma. Et puis comme je ne savais pas dessiner, l’architecture, c’était un peu compromis. En plus, je ne voulais pas faire de longues études. Même si au final, ça m’a pris six ans ! »
Elle continue à regarder des films, guidée par sa grande sœur, en se concentrant cette fois sur l’image. Elle vise ensuite un BTS audiovisuel, « court et efficace », mais elle doit pour y entrer avoir un bac S. Malgré des notes scientifiques catastrophiques, elle est prise en BTS à Roubaix et à Toulouse car ils privilégient l’expérience : au lycée, elle s’est mise à la photo, a créé un ciné club et tourné de petits films institutionnels. Ça aide. Elle choisit la ville rose, parce qu’en tant que basque : « Roubaix, c’était pas possible ! » Elle y fait ses classes pendant deux ans, et y développe une vision globale du cinéma. « C’était autre chose que les films des années 90 que j’allais voir avant. Les étudiants connaissaient la Nouvelle Vague, Bergman, Pialat. J’ai appris à développer mon sens critique, je n’étais plus seulement ‘la cinéphile du lycée’. » Après un stage de journaliste reporter d’images en Espagne et un été à régler l’éclairage pour une compagnie de théâtre itinérante, elle monte à Paris. La suite du scénario est caricaturale : elle a 21 ans, elle ne connaît personne, sa première chambre de bonne est plus glauque que le placard d’Harry Potter, les gens ne la calculent pas. Elle bombarde les boîtes de prod de CV, et se souvient: « c’était complètement inutile ».
Au bout de quelques semaines, ses amis du BTS débarquent à leur tour et l’une de ses amies l’aide à décrocher un stage aux Guignols de l’info.« J’étais assistante mise en scène, pas sur le plateau, mais pour les petits sketchs. Un poste qui te permet de rencontrer tout le monde et voir une réalisation dans sa globalité. J’ai vu discuter les marionnettistes avec les scénaristes et les décorateurs, je les ai vus inventer un monde. » Pour Julia, le travail d’équipe est un élan vital, un moteur. Elle fait un parallèle avec la réalisation d’un plat : « le réalisateur, c’est le chef cuistot. Il a les produits et la recette. Mais derrière, il faut une brigade : un saucier, un pâtissier, un sommelier… ils ont tous des compétences spécifiques et ils proposent tous leur savoir-faire au chef pour réussir au mieux la recette. C’est l’alliance de la créativité et de la technicité. A la fin, on vise le plaisir immédiat du public. » 

Les Guignols

Après les Guignols, elle fait pas mal de figuration pour compléter ses heures d’intermittente. A chaque fois, elle va voir les directeurs de la photo pour leur demander un stage. Un jour, ça marche. Elle enchaîne une pub puis un long-métrage.
De film en aiguille, une scripte lui fait rencontrer un directeur de la photographie qu’elle va assister pendant trois ans. « J’étais seconde assistante caméra. Le directeur de la photo (ou chef op’, vous suivez ?) cadrait, le premier assistant faisait la mise au point et moi, je chargeais et déchargeais les pellicules. C’est flippant, car il ne faut pas les mettre au jour. En une demi seconde, tu peux cramer toutes les séquences qui ont été tournées. »
« Les étudiants de la Fémis ne sont pas des snobs qui filment le parquet des apparts parisiens »
La pellicule ? Et le numérique alors ? Il ne l’a pas encore enterrée ? « En ce moment, on vit une période intéressante parce qu’on est à 50/50. Avant, on n’avait que l’argentique. Après, on n’aura que le numérique. J’aime avoir le choix, selon le propos du film. »
Question coût, Julia brocarde une de mes idées reçues. Il est vrai qu’au niveau tournage, la pellicule est plus chère, mais la post production numérique coûte un bras.
De la même façon, du super matériel n’est pas forcément un bon choix : « il faut servir le film. Si tu fais un film de potes ou de famille, une caméra DV dégueu peut être parfaite ». Et le fameux 5D ? L’appareil photo dont tout le monde me rebat les oreilles parce qu’il peut tourner des films ? « Le 5D fait une image tellement forte qu’il est difficile de la moduler. En plus, il ne convient pas quand il y a beaucoup d’action, de mouvements, ou des plans larges comme dans les westerns. Céline Sciamma l’a utilisé pour ‘Tomboy’ parce que c’est un film avec des enfants. Quand tu veux capter leur fraîcheur, leurs jeux spontanés, la pellicule n’est pas indiquée. Le temps que tu la recharges, ils auront fini. Le 5D a une bonne sensibilité, il permet de tourner vite et avec moins de lumière. Mais encore une fois, ça dépend des cas ! »
Sous l’influence de son ‘mentor’, elle tente la Fémis, réservée aux moins de 27 ans, et limitée à trois essais. Le 3e est le bon, en 2007, grâce en partie à un dossier d’enquête pour lequel elle photographie des prostituées. La représentation du corps est une thématique qui revient souvent dans le travail de Julia. Dans son mémoire de fin d’année, en revanche, elle se demande : ‘comment représenter l’état interne d’un personnage par l’altération photographique ?’ Autrement dit, comment rendre les émotions, par essence invisibles (mémoire, peur…) ? Comment transcender le sentiment par l’image ? « Au théâtre, il y a le monologue, en littérature, tu peux pondre 30 pages sur une description, mais au cinéma ? Une des solutions est d’altérer l’image : le flou, le ralenti, le zoom…la surpixellisation. » Et de me citer les autoportraits décomposés de Francis Bacon et les impressionnistes.

Autoportrait, Francis Bacon

Après presque quatre ans à la Fémis, que peut-elle en dire ? Est-ce une structure rigide abritant des pseudos artistes mi bobos mi snobs qui se regardent filmer ? Une rumeur persistante (provenant bizarrement de pas mal de recalés), qui ne colle pas vraiment avec le profil de Julia. « Non c’est faux ! Nous ne sommes pas des intellos qui filmons uniquement en appart parisien avec parquets et cheminées ! » A la Fémis, elle a principalement appris à lire un scénario et à bosser avec un réalisateur. « En première année, je me suis dit : ‘mince, on n’apprend pas la technique, par exemple, à faire un éclairage à la bougie.’ J’ai compris après que 90% d’une image réussie réside dans ta compréhension du film et des intentions du réalisateur. La technique est secondaire. C’est facile d’être un pur technicien, de rendre une atmosphère tamisée, mais quand c’est pas possible, il faut être capable de proposer autre chose, tout en gardant l’idée du réalisateur. Le seul moyen d’apprendre, c’est sur le tas, en filmant. Pour reprendre l’exemple de la bougie, c’est à force d’essayer que tu trouves la bonne alchimie entre la bougie et l’éclairage. Et ce qui aura marché pour un film sera une catastrophe pour un autre. Il n’y a pas UNE bougie et UN éclairage. Il faut toujours tester, recommencer. Ça fait peur, mais au final, ce serait triste s’il n’y avait qu’une manière de faire les choses ! »
« Les réalisateurs sont très souvent flippés »
Etant encore à l’école, elle peut se permettre quelques ratages : « mais qu’est-ce que t’es mal quand une séquence merde…! ça m’est arrivé lors d’un tournage école, une nuit, en Normandie : ce court-métrage, c’était  vraiment ‘Lost in la mancha’  » (N.B : LA figure majeure du tournage maudit, by Terry Gilliam)  « On a eu problème technique sur problème technique. Tout le monde en avait ras-le-bol. On tournait en argentique, et on s’est aperçu que dans le couloir, le magasin rayait la pellicule ». (Oui oui, vous n’avez rien capté, moi non plus, ça s’appelle du jargon).
La Fémis lui a aussi permis d’assister le grand Michael Haneke. Contrairement aux apparences, ce n’est pas avec lui que Julia a le plus appris : « C’est un sur-technicien, il sait tout faire. Il est absolument génial, mais il sait tellement ce qu’il veut que tu es inutile, tu n’as aucune force de proposition. Pour un débutant, bosser avec lui n’est pas très intéressant, même si avec lui, j’ai quand même beaucoup appris ! »
A l’avenir, elle veut continuer l’assistanat, pour toujours avoir un recul sur le travail d’autrui, continuer à apprendre et à se nourrir. Elle n’est pas du genre à vouloir développer un style et devenir un modèle : « j’aurais trop peur de faire toujours la même chose, il faut être balèze pour se renouveler. Ce qui me définit en temps que chef op n’est donc pas un style d’image mais le choix d’un scénario. Je passe tellement de temps à essayer d’incarner une idée que si l’histoire ne me plaît pas, je n’y vais pas ! »
Julia débute toujours par un brief avec le (ou la) réalisateur (trice), puis en fonction de ce qu’elle ressent de ‘l’idée’, elle envoie des intentions d’images (photos de films, peintures, livre…) afin de rendre une atmosphère. La lumière va-t-elle être diffuse, cassante, enrobante, cotonneuse, laiteuse ? L’image : contrastée ou douce ? L’ambiance : plutôt saturée ? pastel ? « Tout cela a à voir avec l’esthétique du film. A ce stade du projet, je suis aussi en contact avec le(a) décorateur(ice), le(a) costumier(e), le(a) maquilleur(euse). » Jusqu’à ce que le réalisateur lui dise qu’elle chauffe ou bien qu’elle brûle. Il la renseigne en parallèle sur ses futurs outils : budget et conditions de tournage. « En fonction des propositions qu’il a aimées et du budget, tu adaptes tes outils…qui prennent vite la taille d’un camion ! » Après, elle négocie avec la production, l’empêcheuse de tourner en rond. Les producteurs, ce sont (mais pas que), les casseurs de rêves. Ces gens qui refusent les tournages sur la lune ou au fond de l’océan. « Mon job est de défendre l’image du film. Je ne suis pas butée, non plus. On discute en bonne intelligence pour essayer de trouver la meilleure solution possible. »
Et pour négocier, il faut savoir être patiente. Une qualité qui l’aide aussi à jongler avec des égos souvent fragiles et surdimensionnés. « Je n’ai pas de ‘point de vue’ artistique, mais j’ai des idées techniques pour alimenter celui d’un réalisateur. Je suis une force de proposition. Je concrétise des sensations, des perceptions. J’ai ma propre sensibilité, on fait appel à moi pour mes compétences, mais je dois aussi épouser celles des autres. J’acte le film d’un réalisateur, ce qu’il a rêvé, fantasmé, parfois depuis deux ans. Si un réalisateur est chiant, c’est parce qu’il est flippé. Il a peur que ça ne marche pas. D’autant plus qu’il s’agit d’un projet intime dans lequel il a mis beaucoup de lui-même. »
Pour cette raison, les projections de rushes (ce qui a été tourné) peuvent être difficiles. « Des fois, tu proposes tellement qu’il prend beaucoup de toi, mais ça reste SON film. Tu dois être là pour lui. Il ne vaut mieux pas avoir de problème d’égo. Quand il voit le résultat, il a perdu quelque chose et gagné autre chose. Il faut réussir à trouver un équilibre. »
En dernière année, elle travaille davantage qu’elle ne suit de cours, grâce à son réseau : « dans ce métier, on ne recrute pas un poste, mais une personne, par le bouche-à-oreille. Des fois, tu as bien bossé et tu ne piges pas pourquoi tu n’es pas choisi, ça t’empêche de dormir. Le réalisateur peut ne pas te rappeler car il veut essayer avec quelqu’un d’autre. » On dirait presque une histoire d’amour. Le monde du cinéma n’est pas qu’une famille idéale qu’il suffit d’intégrer. Les compétences jouent autant que le relationnel. « Il peut aussi se produire l’inverse : une fois, le tournage s’est mal passé mais pendant le montage, le réalisateur m’a rappelée en me disant que finalement, j’avais eu raison ». Julia, c’est encore l’enfance de l’art : « on se cherche tous ensemble, je suis encore une jeune chef op’. On essaie de créer notre famille de cinéma. On peut encore se faire  part de nos doutes, c’est encore agréable ».
Fondu au noir
Ses deux derniers projets incarnent une vraie diversité artistique :
– « Macha », un moyen-métrage tourné en Ukraine. « Un road movie qui m’a appris à travailler très vite, en lumière naturelle, caméra à l’épaule. C’était la première fois que je filmais des actrices sans penser à l’image. J’étais tout le temps collée à elles, j’ai trouvé intéressant de réussir petit à petit à trouver un rythme, une danse avec elles. A la fin, j’anticipais leurs moindres gestes ».
– « La mort du loup », un court-métrage esthétisant : « un vrai cadeau en terme d’image ! Sans dialogues, tout devait passer par le cadrage et le jeu, tout était storyboardé » (story bordé pourrait-on dire, c’est-à-dire que le moindre plan a été dessiné, millimétré, anticipé). « On a tourné dans un château superbe, il y a eu une vraie rencontre avec les propriétaires, qui allait plus loin que le tournage. »
Son travail lui permet en effet de voyager et lui donne accès à des lieux insolites, dont elle apprend énormément. « Je suis allée en Ukraine, au Liban, en Espagne…j’aime rester longtemps quelque part pour voir évoluer la lumière. » A force, Julia se fait un répertoire de correspondances lumino-topographiques. « Un ciel couvert avec une trouée de soleil, c’est la lumière parisienne par excellence, car les pierres des façades haussmanniennes sont si claires que le contraste avec le ciel est alors saisissant. » On imagine un réalisateur lui parler d’une séquence à tourner à Tripoli un après-midi. On la voit bien répondre : « une lumière tamiso-diffuse ici après 6h32 ? Tu es plein d’espoir; cela dit, on doit pouvoir se la tenter sur le lac Baïkal ou bien en Mongolie ».
Sur la lumière, ok, on est suffisamment éclairés. Mais quid de son rapport aux ombres ? Est-elle aussi fondue du noir ?
« L’ombre et la lumière, c’est un peu le mal et le bien. L’ombre représente la dureté d’un scénario ou d’un personnage. Pour Henri Alekan, un des plus grands chefs opérateurs français, la qualité d’une ombre donne une information capitale. L’ombre et la lumière, c’est pareil. On travaille sur des non-dits, des ressentis. »
La projection est presque terminée. Avant d’inscrire le mot « fin » sur l’écran de cette interview (que l’on vit plutôt mal en tant que journaliste, car il est toujours difficile de se séparer d’un interlocuteur passionnant),  on lui demande comment elle vit, de son côté, la fin d’un tournage.
« C’est très dur de sortir d’un film, car c’est un travail continu. Toute l’équipe est dans le même hôtel, alors tu en parles au petit-déj, toute la journée, et juste avant de te coucher. Il faut se protéger. Parce qu’on vit, on mange, on respire le film. On fait 35 heures en trois jours. Quand un tournage se termine, c’est plus qu’une colonie de vacances, c’est une réflexion que tu as eue pendant des mois, qui finit par faire partie intégrante de toi, qui s’arrête d’un coup. Il faut tout reprendre à zéro pour un autre projet…quand je rentre d’un tournage, je suis heureuse de retrouver mes proches, mais j’ai un baby blues de dingue. »

Julia sur un tournage

Les questions bonus
Son métier en un mot :
Sensible.
Petite, elle voulait être :
Architecte d’intérieur.
Un autre métier ?
Cuisinière.
Le jargon :
Gélatine, mandarines, kilo HMI (lumière froide du jour) lumière tungstène (abat-jour, tamisée), kino (fluo), sa source préférée. Les kinos ressemblent à des néons, ils créent une lumière douce et diffuse sans faire d’ombres.
Sa lumière naturelle favorite :
Les plages du nord en hiver, comme Dunkerque ou Ostende, là où mer et ciel se confondent. Ça donne une lumière crue et étale qui fait ressortir les couleurs vives.
Ses modèles :
Les chefs op’ Darius Khondji (« La cité des enfants perdus » de Jeunet et Carot, « Panic room », « Se7en » de Fincher… ), Harris Savides (« Gerry », « Elephant » et « Last days » de Gus Van Sant, mais aussi « Somewhere », le dernier Sofia Coppola), et Lance Accord (« Marie-Antoinette », « Lost in translation »…)
L’anecdote:
« Il n’y a pas d’anecdotes, mais des situations. Y’a des décors où t’as tellement l’air con ! Tu te retrouves en combinaison sous l’eau dans le lac d’une base de loisirs à Cergy à 6h du mat, ton réveil sonne tu te dis : ‘bon’.
Les fois aussi où tu attends la pluie à 3h du mat au Liban avec des gens que tu connais pas, ça invite aux confidences intimes. Après tu en recroises un dans un magasin de matos six mois plus tard, sa tête ne te dit que vaguement quelque chose, et là tu te souviens lui avoir parlé de… (au choix : la chimio de ta grand-mère, l’alopécie de ton caniche, ta colombophobie…). « Il faut une énergie de dingue : on est 50 personnes à patauger dans la boue, au milieu de la Creuse, pour filmer quelqu’un, pour faire une histoire que les gens iront voir… ou pas. Il faut être fou ! »
P.S : « Et toi t’es dans quoi » a sa page Facebook ! Et la liker, c’est me faire grand plaisir la conserver !
C’est par là
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Le juste pli

#06 Yacine, blanchisseur
C’était un vendredi soir. Je portais ma tunique bleue mignonne. J’étais allée voir Lilly Wood and the Prick en concert. C’était chouette. Surtout la première partie : « My heart belongs to Cecilia Winter », groupe supervisé par une espèce de chanteur masqué à paillettes, sous amphèts. Puis j’avais enchaîné avec un fast food. (je sais, j’ai une vie fascinante).  Jusque là, tout allait bien. Ma tunique aussi.
Je suis rentrée en métro, je me suis déshabillée (nan mais je vais arrêter avant que ça devienne porno, vous inquiétez pas), et làààààààààààààà. Le drame. Un substrat non identifié sur ma tunique. Partout, de l’épaule gauche au thorax central. Puant la chlorophylle à plein nez. Ou plutôt la menthe forte. Du chewing gum. Pas un vulgaire chewing gum venu finir sa vie en boule. Un chewing gum kamikaze venu s’exploser partout en petits bouts collants. Et davantage que de me demander si ma tunique allait s’en sortir, je me suis interrogée sur la provenance de l’intrus. Il ne s’était rien passé à la Boule Noire. Rien au Mac do. Rien dans la rame. Rien dans la rue. Je ne m’étais pas frottée exagérément aux murs. Pourtant, il m’a bien fallu l’admettre, entre le 18e et le 14e arrondissement de Paris, j’avais été victime d’un attentat textile par l’homme invisible. Arme du crime : un Mistral gagnant (plus poétique que Freedent).
Je me suis ruée sur Internet pour essayer de sauver la mise, j’ai essayé la technique du chiffon, la tactique du glaçon. J’ai congelé l’équivalent d’une marmite. J’ai frotté le tissu sur la patinoire puis j’ai essayé de détacher le chewing gum avec la pointe d’un couteau (ou comment perdre bêtement une demi-heure de votre vie). A bout de nerfs, j’ai carrément mis l’habit au freezer. Que dalle. Je l’ai récupéré, tremblant et grelottant et j’ai dû lui promettre : « plus jamais ça ».
J’avais repéré un pressing près de mon école, passage des Petites écuries dans le 10e, à l’enseigne évocatrice : « La destinée ». J’ai tenté le tout pour le tout.
J’ai donc rencontré Yacine grâce à un chewing gum.
  » J’ai très vite repassé mes chemises tout seul »
Lorsqu’on ouvre la porte de la blanchisserie, on entend, en écho à la clochette, un miaulement strident. Il s’agit de Rosie, siamoise rachitique sans âge. « Des amis me l’ont donné il y a deux mois. C’est elle qui accueille les clients. C’est le signal d’alarme ! » Le signal d’alarme vient se coller à vous (de façon moins pugnace qu’un chewing gum, cela dit) et se roule sur le dos en signe d’allégeance.
Yacine m’a reçue comme une vieille amie avant d’envoyer ma grande blessée au fond de la boutique. J’ai prié pour qu’il s’agisse des soins intensifs.
En échange, une simple échéance : « repassez jeudi ». Pas de reçu. Pas de papelard. Sa seule bonne foi en étendard. Je lui ai fait confiance. Ne lui manquait que la blouse blanche.
Je suis revenue, il avait l’air embêté. J’ai eu peur qu’il prononce le décès. Il m’a dit qu’il voulait la garder encore un peu en observation. L’opération s’était bien passée, mais il restait des séquelles. Quelques traces blanches. J’ai voulu la voir. Il me l’a apportée, presque sur un brancard. Il n’y avait rien à voir. Elle était de nouveau immaculée. Enfin, bleue immaculée. J’avais envie d’embrasser Yacine. Par décence, pudeur, peut-être, je ne l’ai pas fait. A la place, je lui ai demandé si je pouvais l’interviewer et je lui ai annoncé que je lui confierai dorénavant mon pull en cachemire.
 J’y suis allée un midi. Il déjeunait devant Euronews et la Syrie. Il nous a enfermés à clé (fâcheuse tendance depuis Giancarlo, brrrrr), puis il m’a parlé.
Yacine cause une langue qui ne m’arrange pas. Un dialecte appelé « strictus minimus ». Il a débarqué en France en 1984, « parachuté depuis l’Algérie ». Mais quand on lui demande comment s’est passée l’adaptation, on a l’impression qu’il est surveillé par le KGB : « aucun souci, j’ai eu vite plein d’amis. La France, c’est comme l’Algérie, pareil ». J’avais envie de lui montrer que je ne portais pas de micro, qu’il pouvait librement s’exprimer. A force de lui tirer les vers du nez, il a fini par lâcher : « c’était difficile au début. Question de culture, de mentalité ».
Rien de plus. Yacine est un homme simple, au sens noble du terme. Il ne va rien salir gratuitement, ni entacher aucune réputation. Blanchisseur, une véritable vocation.
Il se définit comme « nettoyeur », au risque de piétiner les plates-bandes des tueurs à gages, et se balade dans le quartier depuis 27 ans. En Algérie, il était assureur. En France, il est devenu blanchisseur. Pourquoi pas épicier ? Cordonnier ? « Question de découverte. Je suis curieux, j’aime tenter l’aventure. J’ai vu une annonce dans le journal, une blanchisserie était à vendre ». Alors il fonce et il apprend sur le tas, sans formation. « J’avais observé ma mère.  J’ai très vite repassé mes chemises tout seul ». Il est resté 18 ans Cour des Petites écuries, dans un local bien trop petit. Il s’est installé Passage des Petites écuries en 2008.
« Parfois, je dors dans ma boutique »
Les draps, les chemises et les costumes constituent les 3/4 de sa « clientèle ». Ils sont souvent propres et ne sollicitent qu’un rafraîchissement (un peu comme les filles qui viennent chez le coiffeur se faire couper 1 millimètre et demi de tifs par mois).
Leurs propriétaires sont des personnes âgées qui viennent plus au pressing pour discuter et passer le temps que détacher leurs vêtements. Surtout que Yacine a le sens du contact : « je suis plutôt accueillant et ouvert ». Ce qui explique qu’on lui pardonne toutes ses bourdes : « j’ai déjà donné certains vêtements aux mauvais propriétaires. Dans mon métier, y’a pas 100% de réussite ! » (NB: tout à coup, je suis plus très sûre, pour mon cachemire). « Mais il n’y a jamais d’engueulades. Les clients ne m’en veulent pas ».
Lorsqu’il y a des taches, c’est que les gens n’ont pas essayé le bon produit : « moi, j’en ai environ six à ma disposition. Un pour les taches de sang, un autre pour le gras, etc… alors je fais des expériences, j’essaie. Du plus léger au plus fort. » Le Dr House du prêt-à-porter.
Il m’emmène à la cave rencontrer son matos : une machine à laver et une machine de nettoyage à sec, au milieu d’un capharnaüm de vêtements abandonnés, jamais réclamés.
L’occasion de m’expliquer le principe du nettoyage à sec, qui consiste à utiliser un solvant (le perchloroéthylène, assez décrié, car cancérogène), à la place de l’eau.
Une chemise passe 1h15 dans une machine, puis deux à trois minutes sur la table à repasser. Le fer (pourtant changé tous les ans) a dû appartenir à Mathusalem. Mais la table est un vrai modèle de compét’, avec une chaudière intégrée (c’est là qu’il met l’eau).

Rosie sur la table de repassage / chaudière

Yacine achète tous ses produits en banlieue, chez un grossiste spécialisé : lessive, produits, cintres, housses plastique (qu’on n’appelle d’ailleurs pas « housses », cf plus bas dans le jargon).
Environ 50 vêtements passent quotidiennement entre ses mains, cinq jours et demi par semaine. Parfois, il travaille la nuit, et dort dans sa boutique. En effet, Yacine vit à Orsay avec sa famille.
Et chez lui, qui s’occupe du linge ? « Chez moi, c’est ma femme qui fait la lessive. Je ne mélange pas la vie privée et le travail ».
Depuis 27 ans, on a envie de lui demander comment a évolué le quartier.
« Il y a eu beaucoup de changements. Avant, les gens étaient plus calmes, ils travaillaient. Y’avaient plein d’ateliers de confection turcs, et la rue de Paradis était renommée dans le monde entier pour son cristal. Ils ont tous fermé, la faute à la crise ».
Et lui, jusqu’à quand sera-t-il là ? « J’ai 55 ans. La retraite… ? Aucune idée ! Tant qu’on a la santé, on travaille. » Et voila le retour de Yacine, bosseur modèle. En creusant un peu, il avoue qu’il se sent parfois : « otage de [son] métier » et qu’il est peu disponible pour sa famille. « C’est pas comme un fonctionnaire qui bosse huit heures et hop on rentre ». Mais il avoue aimer son travail : « si j’aimais pas ça, je ne serais pas là, même si c’est un peu monotone ».
Les prix pratiqués par Yacine défie toute concurrence. Justement, la concurrence, parlons-en :
« Dans le quartier, on est deux, trois, maxi. Une fois, l’un d’eux a essayé d’égaliser les prix, j’ai refusé. Je fais mes prix à moi. » Il ajoute : « j’aime les bons prix pour ne pas avoir trop le ventre gros. J’aime vivre normalement. Sinon, c’est abuser de la confiance des gens. C’est voler. »
Ses services sont de 20 à 30% moins chers qu’ailleurs. Je peux confirmer, il m’a demandé 3 euros pour le sauvetage de ma tunique, j’ai cru avoir mal entendu.
Et quand je lui demande comment il a fait pour venir à bout des bouts de chewing gum, sa réponse, sans complexes, est collector : « j’ai essayé de la détacher et je n’ai pas réussi. Le soir, je l’ai emmenée à ma femme. Elle me l’a rendue le lendemain matin, nickel. » Mi bouche bée, mi amusée, je lui demande des précisions (il a quand même dû lui demander son secret, en prendre de la graine) : « ah bah j’en sais rien, les femmes, c’est leur truc, elles savent y faire ». CQFD.
Yacine
Les questions bonus
Son métier en un mot :
Pénible.
Petit, il voulait être :
Contrôleur aérien.
Un autre métier ?
Steward.
Le jargon :
Perchloroéthylène, gaine (le nom de la housse), passe (c’est le nom d’un cycle de nettoyage à sec. Exemple : « t’as fait combien de machines aujourd’hui ? » = « t’as fait combien de passes ? », je vous jure.)
L’anecdote :
« J’ai fait du blanchiment d’argent ! Il y a longtemps, un homme m’a donné sa blouse de travail à laver en urgence. Je n’ai pas eu le temps de vider les poches. Je l’ai mise dans la machine puis j’ai vu tourner un billet de 100 francs. Puis deux, trois. En tout, il y en avait onze. Je les ai récupérés, fait sécher, et rendus au client, ils étaient en bon état. » De l’argent nickel.
Où trouver Yacine :
Pressing La destinée
3 passage des Petites Ecuries
75010 PARIS
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Talent aiguille

#05 Virginie, créatrice de mode
Ses longues jambes jaune poussin repliées au ras du sol, elle s’applique. Accroupie et armée d’une douille, elle retouche ça et là une robe en chocolat. De temps en temps elle s’arrête pour se lécher les doigts.
Ce fut mon premier aperçu de Virginie, le 22 octobre, porte de Versailles. Sa création, la robe « l’Irrésistible Religieuse », a pavané six jours durant au Salon du chocolat. Une pépite éphémère qui a pas mal souffert de la chaleur et des néons, et qu’il fallait rafistoler régulièrement à grand renfort de cacao, pour éviter qu’elle ne se change en coulis. A ce moment-là, ma frustration était à son comble : le bain de foule m’avait empêchée d’apercevoir le défilé sur le podium, et la dégustation, tous les deux mètres, de bouchées à la griotte-safranée ou au poivre du Sichuan/gingembre n’y avait rien changé.
Quand je suis tombée nez-à-nez avec l’œuvre de Virginie, je l’ai donc immortalisée (à défaut de la goûter) et j’ai demandé sa carte à l’artiste, qui s’est révélée être à la fois styliste, modéliste, designer textile et graphiste. De quoi s’emmêler les pinceaux.

"L'Irrésistible Religieuse", photo Sylvie Blondel

Trois semaines plus tard, Virginie me retrouvait dans un café. Sans la robe en chocolat, mais avec plus de peps que dans les pubs Nutella. Parce qu’il en faut, de l’énergie, pour être un enfant une créatrice de mode.
Tout le long de l’interview, je l’ai imaginée comme une barre Mars. Du genre : Virginie, et ça repart.
Au Salon du Chocolat, je lui avais donné environ 30 ans malgré son visage juvénile.  Elle était élégante, apprêtée, et puis elle avait créé une robe, quoi !… En chocolat ! Le résultat d’au moins dix années d’expérience selon mon calcul de totale novice (dans la mode, entendons-nous bien, parce que le chocolat, je maîtrise bien, merci).
Virginie a en fait 26 ans, elle est plus jeune que moi (prends-toi ça dans les dents). Elle est toulousaine, livrée « avé l’assent » et tout, et si sa carrière est pavée de bonnes inventions, elle a à peine entamé la tablette. Tout juste déchiré le papier d’alu. Elle m’a raconté son parcours, confié ses ambitions et ses quelques doutes. Parce que l’univers de la mode réserve quelques surprises, et elles ne s’apparentent pas tout à fait à celles que l’on trouve dans les œufs Kinder.
La barre Mars était au début une tablette tendre Milka lait aux noisettes entières, sensible aux accrocs du monde de la mode. Et quand elle raconte ses expériences passées, il lui arrive de se changer en Lindt noir amer à 85% de cacao.
J’ai eu droit à la quintessence du journalisme d’investigation, avec envers du décor, coulisses pas reluisantes et formules annonciatrices d’un scoop brûlant : « ça, c’est en off », « ça faudra pas l’écrire » et autres « ça, tu le dis pas ».
Alors comment exposer son métier sans trop la trahir ni polir sa réalité ? Je me suis retrouvée à découper, recoudre, assembler, jeter, recomposer. Finalement, écrire un article, c’est un peu de la haute couture.
« A six ans, mon idole, c’était Jean-Paul Gaultier ».
Depuis toute petite, Virginie dessine. « En primaire, j’ai demandé le jeu ‘Dessinons la mode’, toutes les filles qui sont dans mon milieu ont eu ce jeu ». (N.B. il y a eu quelques ratés, j’ai moi-même été proprio et fana de ce jeu, et pourtant, ma capacité iconographique ne dépasse toujours pas le niveau deuxième section de maternelle. Niveau mode, j’ai déjà porté des tongs avec des chaussettes, ce qui peut à la limite faire de moi une visionnaire.)
Pendant que les fillettes de son âge scotchaient sur les Barbie et les Pollypockets, Virginie, à 6 ans, n’en avait que pour Jean-Paul Gaultier. Les pubs de parfum, plus exactement : « c’était mon idole. »
A 8 ans, elle se met au patinage artistique, progresse vite et se lance dans la compétition. Elle ne s’attarde ni sur le double salchow ni sur le triple lutz piqué, mais sur ses tenues : « avant les compéts, un costumier venait chez moi et me proposait plusieurs tuniques de patinage sur un book. Il me les confectionnait ensuite sur mesure. Je me disais ‘ ‘Waaaaah, c’est magique…' ».
Elle s’est mise à en dessiner elle-même, et le costumier lui a trouvé beaucoup de talent.
Le patinage lui prend du temps, et l’école ne la motive pas.
A 16 ans, elle entre en BEP mode, puis en bac pro mode. Le tout en quatre ans. Elle y apprend la couture et le modélisme à plat. L’occasion de démêler les termes : un(e) styliste dessine des vêtements et effectue des recherches de tendances et de tissus. Un(e) modéliste réalise les patrons et les moulages sur mannequin. « A la base, je voulais être styliste, mais on m’a découragée. On m’a dit que je finirais couturière. Je me suis acharnée. » Elle entre ensuite à LISAA, L’Institut Supérieur des Arts Appliqués de Paris, et y apprend à dessiner des collections, en deux ans au lieu de trois car elle a sauté l’année préparatoire. Quant aux stages, elle les enchaîne déjà depuis le BEP en tant qu’assistante styliste. Elle a même bossé chez Chloé, mais dans les grandes maisons, les fonctions sont cloisonnées et Virginie préfère être polyvalente. C’est pourquoi elle s’est mise à son compte, histoire d’avoir la main sur tout, mais aussi de maîtriser toute sa chaîne de production, car on n’est jamais mieux servi(e) que par soi-même. « Tout faire seule, c’est mille fois plus intéressant, et mille fois plus compliqué ».

Sérigraphie de plantes carnivores sur le col de la veste, Collection "Spécimen de laboratoire"

Attention, ce qui suit équivaut à du chinois. Virginie me décrit les techniques du tie-and-dye (teinture à la main avec des dégradés de couleurs appliquée sur une mousseline de soie), et de la sérigraphie. Si vous n’avez pas un bac +19 en ingénierie textilo-technique, passez votre chemin.
La sérigraphie consiste à imprimer des motifs sur du tissu et fonctionne un peu comme le principe du pochoir. On imprime une image aux contrastes inversés (le noir en blanc et le blanc en noir). Ne rigolez pas trop vite, ça va se corser : «on utilise des cadres en bois recouverts d’une matière percée de petits trous. On dessine ensuite un motif à la main ou à l’ordinateur. Puis on le donne à un imprimeur qui imprime le motif sur trois calques que l’on superposera. On place cette image par dessus son cadre (sur lequel on a mit une émulsion photosensible, on appelle ça l’induction), puis on met le tout dans l’insoleuse : machine permettant de transférer le motif sur la matière du cadre en bois. Le pochoir est prêt, il ne reste plus qu’à appliquer la peinture.» Si vous n’avez rien compris, qu’importe, la seule chose à retenir est que Virginie a bluffé un jury de concours avec cette technique, utilisée sur…du cuir. Une véritable innovation en matière de mode.
Un mélange de Louis XVI et de tecktonik
Les concours ont pour but de faire émerger les jeunes talents. En général, il y a un thème à respecter, et plusieurs tenues à concevoir et à réaliser entre trois et six mois. Quand on sait que Virginie fait tout, toute seule, dans son 26 mètres carrés, cela tient du défi.« Les derniers jours, je demande juste de l’aide à quelques copines pour les finitions ».
Le talent et la persévérance lui ont permis de gagner deux fois le 1er prix :
– en 2008, lors du concours très réputé Talons Aiguilles de Lille, sur le thème : « Marie-Antoinette remixée avec un style contemporain ». Virginie s’inspire des ambiances de films, de l’architecture, et des tendances qu’elle pique à l’air du temps. Elle a évidemment pensé au film de Sofia Coppola, mais aussi au succès du moment…la tecktonik : « je mixe des univers qui n’ont rien à voir et je m’invente des histoires. J’ai créé la collection: ‘La Versailles Team Color’, avec des mélanges entre robes à panier, perruques Louis XVI et casques de DJ peints en rose fluo. J’ai aussi mêlé des crêtes avec des bigoudis…c’était démentiel ».

Collection "La Versailles Team Color", avec Virginie à droite

– en 2010, elle a remporté le Grey Fashion Award avec une collection intitulée ‘Bad girl gangster chic- de la rue vers la gloire’, s’inspirant cette fois de ‘Scarface’. L’idée était de retravailler la garde-robe du gangster en empruntant les vêtements pour homme, féminisés et remis au goût du jour. Cette collection s’inspire aussi de l’univers des bads girls, de filles rebelles n’ayant peur de rien et de gangs composés de femmes faisant régner la loi dans la rue : « la couleur dominante était le bleu électrique, et les mannequins étaient ultra maquillées avec des yeux bleus flashy ».

Collection "Bad girl gangster chic- de la rue vers la gloire"

La structure de la robe en chocolat a été réalisée par un fabricant de portails
Dernier succès en date, le Salon du Chocolat, lors duquel son « Irrésistible Religieuse » a déclenché un délicieux brouhaha à chacun de ses passages. « Le public réagit toujours à mes créations », remarque Virginie, presque gênée de ce constat, ajoutant qu’au début, ce bourdonnement la terrorisait.
Le Salon du Chocolat lui-même lui semblait inaccessible. « Pour moi, ce n’était pas avant mes 50 ans ».
Double « concours » de circonstance : le jury d’une compét’, à Dinard, la repère, et propose sa candidature pour l’événement parisien. Coup de chance, 2011 est la première année où il est ouvert aux jeunes créateurs ; Virginie a été sélectionnée sur dessins. Ensuite, comme chaque candidat, elle a été associée à un chocolatier. Elle a eu droit à l’élite : Frédéric Cassel, président de la prestigieuse association Relais Desserts. Elle se souvient de leur rencontre dans l’atelier de ce dernier à Fontainebleau, afin d’évoquer la future robe en chocolat : « les organisateurs m’avaient dit d’être créative. J’ai imaginé ‘l’Irrésistible Religieuse’, avec la jupe en forme de boule recouverte d’arabesques en chocolat. Frédéric Cassel m’a fait comprendre que c’était impossible. » Impossible ? C’est exactement le genre de formule qui sert de moteur à Virginie. Au final, pas démontée, elle a adapté son idée et décidé de créer une structure en métal afin de soutenir la couche de chocolat. Elle a fait appel à un de ses amis toulousains qui fabrique des…portails. Elle a utilisé un énorme ballon qu’elle a gonflé et équipé de baleines, a réalisé un dessin technique et lui a fait parvenir le tout. Il a conçu la structure (en inox) et l’a envoyée à Paris.
Concernant l’enrobage, il y a différentes techniques : « on peut tremper la structure dans du chocolat, ou encore vaporiser du cacao dessus. Nous, on a choisi la 3e méthode appelée ‘le chocolat plastique’ :  on a fait fondre 30 kilos de chocolat avec du glucose, ce qui a donné une pâte malléable, qu’on a pu travailler par petites touches. » La robe a été réalisée en un mois. Depuis, elle n’a pas été mangée, mais patiente à la cave (seul endroit assez vaste et frais pour la conserver). Elle sera exposée lors de la finale du Grey Fashion Award, en janvier, Virginie faisant partie du jury.
« Au Salon, les gens me prenaient pour une star : la fabrication de la robe a été filmée par l’équipe de Stéphane Bern pour l’émission ‘Comment Ca  Va Bien’ sur France 2. Les gens m’ont vue à la télé, j’étais donc importante pour eux ! » s’amuse Virginie. Mais le carré ne doit pas cacher la tablette. En réalité, elle a entièrement financé la réalisation de « l’Irrésistible Religieuse ». A savoir que lors des concours et événements mode, les créateurs ne sont pas rémunérés et participent à titre gracieux dans l’espoir de se faire connaître. De la même façon, un 1er prix dans un concours se traduit rarement par des euros sonnants et trébuchants. Le plus souvent, c’est un trophée, quelques tissus et bien sûr une certaine exposition, mais qui ne suffit pas. Même si Virginie n’est  pas guidée par l’appât du gain, les matières et la production ont un coût qu’elle assume quasi seule, et pour l’instant, elle n’en vit pas. Aujourd’hui, elle est sous le régime de l’auto-entrepreneur et elle vend ses créations en ligne (des accessoires, surtout), via le site DaWanda. Elle s’est aussi associée un temps à la gérante d’une boutique à Toulouse, où ses toques ont fait un tabac grâce au bouche-à-oreille. « Je ne m’y attendais pas, je me suis retrouvée en rupture de stock ».

Luce, sur un prime, porte un serre-tête créé par Virginie


Style direct
En attendant, elle y va, avec le culot des débutants : Lors de la Nouvelle Star 2010, elle a remarqué que l’une des candidates, Luce, affectionnait les serre-tête. Virginie, qui en créait déjà, lui en a fait parvenir trois. Luce (future gagnante du télé-crochet) lui a téléphoné, enthousiaste, pour la remercier, et le soir même, lors du prime-time, elle en a porté deux. Virginie a ensuite été invitée sur le plateau, puis a fini dans les loges et a pu rencontrer la jeune chanteuse. Dans cette attitude, pas de calcul, juste un brin d’intuition et une tonne de volonté : « je fonctionne beaucoup au feeling ». Virginie n’est pas prête à tout pour réussir. Si elle ne sent pas les gens, elle fait machine arrière et ne compte que sur elle-même. Et tant pis (tant mieux ?) si la tâche est immense, puisqu’elle lui est vitale : « je ne changerais de métier pour rien au monde. Si j’arrête de créer, je meurs ».
Aujourd’hui, son rêve est de lancer sa marque, mais le chemin est encore long: même si elle parvient à financer sa première collection, rien ne dit que le succès sera au rendez-vous : il lui faudra alors réinvestir pour un deuxième essai, sans aucune garantie.
Qu’importe, elle est fin prête à en découdre.

Virginie retouche "L'Irrésistible Religieuse" au Salon du chocolat

Les questions bonus
Son métier en un mot :
Acharnement.
Petite, elle voulait être :
Vétérinaire.
Un autre métier ?
Pâtissière, architecte ou dessinatrice de dessins animés.
Le jargon :
Pantone, dessin à plat, aplomb, pistolet, cranter, décatir, brainstorming...
Elle rêve d’habiller :
Lady Gaga.
L’anecdote :
Ma mère m’accompagne à chaque concours, chaque défilé. Quand on arrive, les organisateurs dispatchent toujours les gens en deux catégories : par là les mannequins, par ici les créateurs : ils ont souvent tendance à prendre ma mère pour la créatrice et à m’envoyer chez les mannequins, et ce, alors que je ne mesure qu’ 1 mètre 66.
Le site web de Virginie
La page fan Facebook
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